Dans la course à l’émergence dans le monde post-chinois, ou plutôt alternatif à la Chine, il y a de nombreux candidats. L’Inde ou le Vietnam reçoivent le plus d’attention, à juste titre, et de nombreux investisseurs s’y précipitent pour réduire le risque désormais attaché à l’empire du milieu. Mais on néglige parfois l’Indonésie, candidat majeur à jouer dans la cour des grands.
L’Indonésie ne manque pas d’atouts, avec ses 275 millions d’habitants, dont la moitié a moins de 29 ans, ses ressources naturelles, ses forêts qui couvrent la moitié de son territoire, son vaste espace maritime. Et elle a décidé, à son tour, de ne pas se contenter d’exploiter ses ressources, comme une bonne partie du monde en développement depuis des décennies, mais de monter dans l’échelle de valeur.
Premier producteur mondial de nickel (un quart des réserves mondiales), minerai indispensable dans la fabrication des batteries électriques à lithium, l’Indonésie a surpris le monde en interdisant il y a deux ans l’exportation du minerai brut. A l’initiative du président Joko Widodo, l’Indonésie a voulu signifier au monde qu’elle allait désormais transformer le minerai sur place, jusqu’à produire les batteries à lithium-ion dont le monde a tant besoin.
Le plan a commencé à voir le jour, et la première usine est sur le point de produire ses premières batteries dans quelques semaines. C’est un investissement sud-coréen (Hyundai et LG), qui sera suivi d’une usine du géant chinois CATL quelques mois plus tard. Le rêve indonésien commence donc à voir le jour, avec des capitaux et des technologies venues d’autres pays d’Asie, diversifié comme il se doit dans la patrie du non-alignement (c’est ici que s’est tenu le premier sommet non-aligné de Bandung, en 1954), avec un Chinois et un allié des États-Unis…
Mais le média économique japonais Nikkei signale que l’Indonésie se heurte à deux obstacles de taille dans sa course au développement dans le secteur technologique. Le premier est la difficulté de s’approvisionner en lithium dans un monde où la demande a explosé. La Chine contrôle une partie de la production, mais surtout une grande partie du raffinage du lithium mondial, et mène la vie dure aux nouveaux entrants. Le président Joko Widodo lui-même, mais aussi ses ministres, ont parcouru le monde ces derniers mois, pour sécuriser leur approvisionnement, avec un succès mitigé. Le producteur de lithium le plus proche de l’Indonésie est l’Australie, mais envoie 90% de sa production en Chine ! Le chef de l’État indonésien s’est rendu dans plusieurs pays d’Afrique, mais est revenu bredouille. L’Indonésie a dans son sous-sol le nickel, mais aussi le cobalt et d’autres minerais qui entrent dans la fabrication de la batterie, mais pas de lithium. Les déboires de l’Indonésie ne sont qu’un avant-goût de la difficulté d’approvisionnement que le monde va rencontrer alors que la voiture électrique connait un développement exponentiel.
La deuxième difficulté pointée par Nikkei est tout aussi significative de notre monde : l’Indonésie subit la concurrence de la machine à subventions américaines. Le plan à 400 milliards de dollars décidé par l’administration Biden siphonne une partie des investissements technologiques dans le monde. L’Europe a vu venir le danger et a limité la casse avec son propre plan qui permet de garder sur le continent quelques grands projets qui étaient attirés par les sirènes américaines. Mais déjà en Europe, certains hommes politiques font observer que la course aux subventions crée des tensions et des distorsions au sein de la zone euro, entre l’Allemagne qui a les poches pleines et y a largement puisé pour attirer les grands fabricants de semi-conducteurs, et les plus petits pays qui ne peuvent plus suivre. Entre les deux, la France a encore les moyens de rester dans la course.
Mais appliqué à l’Indonésie ou à d’autres grands émergents, ça devient impossible de s’aligner sur un niveau de subventions et d’aides publiques colossal. D’autant que l’Indonésie a tenté de négocier un accord de libre-échange avec les États-Unis qui lui permettrait d’accéder au marché américain sans entrave, mais se heurte à l’hostilité de Washington vis-à-vis de Pékin. Les liens économiques étroits entre l’Indonésie et la Chine constituent un frein pour négocier l’accès au marché américain. Si on y ajoute les régulations environnementales européennes qui vont également compliquer l’arrivée des batteries « made in Indonesia », car la source numéro un d’énergie dans l’archipel est le charbon, on voit le casse-tête.
Le plan national ambitieux du Président indonésien n’avait pas visiblement prévu cette course d’obstacles d’un nouveau type. Ça complique mais ça n’entrave pas le plan de développement indonésien : avec sa population, ses ressources et son positionnement géopolitique, l’Indonésie reste un pays majeur dans la refonte des rapports de force en Asie. Mais la règle du jeu du nouveau monde est devenue bien plus complexe…
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.