« Un mariage qui se meurt »… C’est avec le langage de l’amour que le quotidien israélien « Haaretz » décrit la montée en puissance, puis la chute, des relations sino-israéliennes dans le secteur de la tech. Il faut dire que la mariée était belle : le secteur tech est le joyau de l’économie de l’État hébreu ; et le prétendant plein de désir et les poches pleines… Mais la géopolitique est passée par là, et a gâché une belle histoire d’amour (et d’intérêt).
Les chiffres d’un rapport cité par le quotidien israélien sont impressionnants. Le nombre d’accords d’investissements impliquant des intérêts chinois dans la tech israélienne est passé de 22 en 2013 à 72 cinq ans plus tard, en 2018. Et pour la seule année 2016, le montant total investi fut de 4,6 milliards de dollars, un record. Les groupes Alibaba et Huawei ont alors ouvert des centres de recherche en Israël, et Technion, le prestigieux institut israélien de technologie, a créé une branche chinoise en 2015, installée dans le Guangdong, la province phare de la tech de l’empire du milieu.
Mais cette ascension rapide s’est heurtée à partir de 2018 à la réalité géopolitique, et à la guerre technologique déclenchée par l’administration Trump aux États-Unis. Washington a très mal vécu qu’un pays allié et protégé par les États-Unis, recevant de surcroit près de 4 milliards de dollars d’aide militaire américaine par an, soit devenu pourvoyeur de technologies de pointe de son principal rival. A partir de 2018, les investissements et les échanges se sont considérablement réduits. En 2020, il n’y a eu que 145 millions de dollars d’investissements chinois dans la tech israélienne, alors que le montant total dépasse les 10 milliards. La Chine s’est également vu barrer la route de projets importants, comme une usine de désalinisation et un tramway à Jérusalem (au plus grand bonheur d’Alstom).
De fait, les États-Unis se sont montrés vigilants dès le début des années 2000 sur les relations sino-israéliennes croissantes. A l’origine, ils ont fait pression pour que l’État hébreu cesse de vendre des armes à la Chine, puis des technologies duales. A partir de 2005, Israël a cessé toute vente susceptible d’alimenter le secteur de l’armement chinois.
Il y a eu un épisode particulièrement douloureux à l’origine de cette décision. A la fin des années 90, les États-Unis avaient refusé de vendre à la Chine des avions AWACS (Airborne Warning and Control System), ces Boeing transformés en radars et centres de commandement volants, repérables grâce à la coupole qui les surplombe. La Chine s’est alors tournée vers Israël, qui a offert de lui en bricoler quatre, grâce à ses compétences en matière d’électronique et de systèmes de surveillance. La colère américaine a ébranlé les murs du ministère de la défense à Tel Aviv… Et c’est de Camp David, la résidence secondaire des présidents américains, que le premier ministre israélien d’alors, Ehud Barak, fut contraint d‘annoncer qu’Israël annulait le contrat. Israël fut contraint de payer des pénalités de plusieurs dizaines de millions de dollars à la Chine pour rupture de contrat, et le président israélien fit le voyage à Pékin pour présenter ses excuses à la Chine ! L’épisode fut douloureux et marquant.
Mais il n’a pas dissuadé Israël de profiter de l’essor de l’appétit technologique chinois au cours des années suivantes, en prenant soin de ne pas franchir la ligne rouge militaire de manière trop voyante… Je me souviens d’un vol Hong-Kong-Pékin, dans ces années 2000 : je ne pouvais m’empêcher d’écouter, fasciné, la conversation des trois hommes assis un rang derrière moi. Un homme d’affaire chinois, et deux représentants d’une boîte tech israélienne. Ils ne se connaissaient pas et entamèrent une conversation au départ de Hong Kong. A l’arrivée à Pékin, trois heures plus tard, rendez-vous était pris pour le lendemain, les Israéliens avaient identifié un problème rencontré par l’entreprise chinoise pour lequel ils avaient bien entendu la solution…
Cela a fonctionné jusqu’à ce que Washington étende à l’ensemble du secteur technologique sa mise en quarantaine de la Chine, à partir de 2018 et l’arrestation de la directrice financière de Huawei à Vancouver. Ce virage américain sonna le glas du « mariage » sino-israélien, pour reprendre l’image d’« Haaretz ». Ce choix stratégique fut poursuivi et amplifié par l’administration Biden.
Aujourd’hui, la Chine est en train de devenir un acteur majeur au Moyen Orient, mais son partenaire de choix est l’Arabie saoudite : des contrats pour plusieurs milliards de dollars ont été signés récemment lors d’un forum Chine-Arabie Saoudite. Le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a annoncé qu’il se rendrait prochainement en Chine, mais en dehors de la technologie, Israël n’a pas grand-chose à offrir à la Chine. La mariée est beaucoup moins belle.
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.