Dans le rétro
Parfois, regarder dans le rétroviseur donne le vertige. C’est ce qui vient de m’arriver. L’école de journalisme de Bordeaux, l’IJBA, m’avait demandé de faire la « leçon inaugurale » de la nouvelle année scolaire devant les étudiants et le corps enseignant. Et en me demandant ce que j’allais leur raconter, mon esprit a vagabondé dans mes souvenirs.
Je me suis rendu compte que j’avais passé cet été le cap de mes cinquante ans de journalisme ! Oui je sais, je ne les fais pas… Mais c’est la réalité des chiffres : je suis sorti diplômé du Centre de Formation des Journalistes (CFJ) de Paris en juin 1974, et je suis aussitôt entré en stage à l’Agence France Presse (AFP) où j’ai passé sept ans.
Mais surtout, ce voyage dans le temps m’a fait prendre conscience de l’ampleur des transformations de ce métier, et surtout des technologies liées à ce secteur au cours des cinq dernières décennies. Et j’ai eu l’idée de partager ce voyage avec les étudiants. Pour les préparer à des changements dont ils ne peuvent pas imaginer l’ampleur et les contours. Si les transformations des cinquante prochaines années suivent le rythme de ce que j’ai connu -et avec l’irruption de l’IA dans nos vies c’est probable-, le monde qu’ils connaîtront dans un demi-siècle est juste impossible à imaginer – tout comme j’aurais été bien incapable, en 1974, d’envisager celui dans lequel je vis et travaille encore aujourd’hui.
A mon arrivée à l’AFP, dans le grand immeuble de la place de la Bourse, à Paris, on écrivait encore les dépêches à la machine, avec des feuillets à plusieurs carbones. Mon chef de desk validait mon texte, puis dispatchait les différents feuillets dans la maison -au desk anglais ou espagnol pour traduction, à la rédaction en chef si nécessaire, etc.…, et il le faisait avec la modernité de l’heure : un réseau de pneumatiques qui sillonnait l’immense salle de rédaction. Il glissait le feuillet dans un cylindre en plastique, et l’envoyait dans le réseau de tuyaux qui reliait chaque entité de la maison. Et à chaque départ, un petit bruit sec qui faisait « pop » et rythmait le temps.
Deux ans plus tard, j’étais nommé au bureau de Johannesburg de l’AFP, en plein apartheid. Là, nous dispositions alors de deux telex électroniques, un grand progrès puisqu’on pouvait corriger nos textes avant de produire la bande perforée qui serait transmise à Paris par une ligne tellement lente que j’en devenais dingue lorsqu’il y avait urgence. Mais lorsqu’une de ces machines était en panne, ou qu’il y avait trop de travail, nous avions en secours un « puncher aveugle », une machine archaïque, qui ne comprenait qu’un clavier sans pouvoir voir ce qu’on tapait. Pour « lire » ce qu’on venait de « puncher », il fallait pouvoir déchiffrer la bande perforée sur laquelle chaque combinaison de trous correspondait à une lettre. J’avais donc appris à « lire » le langage du telex.
Quelques années plus tard, je rejoins la rédaction de « Libération », en 1981, et c’est un retour au feuillet avec carbone sur la machine à écrire. Pas longtemps puisque les ordinateurs sont annoncés en 1982. Mais la rédaction de « Libé » ne voit pas ça d’un bon œil. « Les ordinateurs vont changer notre manière d’écrire », estiment certains journalistes qui avaient une haute opinion de leur style. Une AG est annoncée pour en parler : Serge July, le « boss », vient me voir et, sachant que j’avais déjà travaillé sur des ordinateurs à la fin de mon époque à l’AFP, me demande de prendre la parole pour expliquer que ce ne sont que … des machines ! J’accepte mais je me demande comment je vais pouvoir expliquer ça à des gens intelligents ! Inutile de dire que dès que les ordinateurs ont été installés, ils ont été adoptés.
Je pourrais continuer avec cette histoire de l’évolution technologique, ce darwinisme du journalisme… Avec le Tandy, le premier ordinateur portable avec lequel je suis parti quatre mois en Afrique en 1988, et qui pouvait transmettre en plaçant le combiné téléphonique (vous vous souvenez ?) sur des bonnettes en caoutchouc et prier pour que la ligne n’ait pas de craquements, faute de quoi il fallait tout recommencer. Je pourrais parler de mon étonnement le jour où le correspondant du New York Times à Jérusalem, où j’ai été nommé en 1993, m’a montré comment il pouvait consulter les archives de son journal en quelques clics… Ou la découverte des joies du blog et de l’interactivité -le « 2.0 », cette expression devenue délicieusement ringarde- lors de ma correspondance à Pékin en 2004. Rue89, fondé en 2007, en fut la suite directe et logique.
Un dernier élément qui, me semble-t-il, pouvait intéresser les étudiants : l’irruption des réseaux sociaux dans le champ de l’information. En 2009, lorsque le président iranien d’alors, l’abominable Ahmadinejad, confisqua une élection, il expulsa tous les journalistes étrangers de Téhéran pour pouvoir réprimer sans témoins. Or les informations continuaient à nous parvenir, les Iraniens postaient sur Twitter les photos, vidéos et textes qui témoignaient de la répression. Il s’en suivit une illusion exprimée un jour, lors d’un colloque, par l’un de mes confrères : « avec Twitter et un expert de Sciences Po, je peux couvrir n’importe quelle situation au monde », s’était-il exclamé. Je me souviens de lui avoir rétorqué que c’était des … conneries ! Je vous passe la suite, elle est plus proche, mieux connue.
La leçon de cette histoire, telle que je l’ai exprimée aux étudiants de l’IJBA, c’est qu’il faut évidemment être ouvert à l’innovation, aux transformations que permet la technologie ; mais ne jamais perdre de vue pourquoi on fait ce métier. Ce n’est pas le « tout changer pour que rien ne change » de Lampedusa, mais plutôt « quand tout change, il faut savoir ce qui ne doit pas changer ». Et ce qui ne doit pas changer, ce sont les valeurs, les règles professionnelles de vérification, de contextualisation, d’enquête, etc., qui sont au cœur de ce métier, et les principes déontologiques et éthiques qui sont plus que jamais au cœur du contrat de confiance avec la société. Armés de cette vision d’équilibre entre transformations et solidité des principes, ils seront équipés pour faire face aux prochaines cinquante années que je leur souhaite aussi passionnantes que celles que j’ai vécues.
P.H
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France Inter et à l’Obs. Il est Président de Reporters Sans Frontières.