De Falcon 3 à Xiaoice : le soft power à l’heure des chatbots
Ils s’appellent K2 Think, Falcon3, Ernie Bot, GitaGPT ou encore Sefaria Bot. Derrière ces noms un peu babeliens, il s’agit de « chatbots », ces robots d’IA générative comme ChatGPT.
Si tous les pays développent aujourd’hui leurs propres robots conversationnels, tous ne le font pas avec la même approche.
Le chatbot, ou l’IA générative, devient non seulement un outil culturel de soft power (comme le cinéma auparavant), mais il est aussi un outil politique : par ses biais culturels voulus ou non, un chatbot convoque tantôt les traditions, tantôt les idéologies, et dans certains pays autocratiques, la propagande.
Commençons par étudier le paysage ( pour ne pas dire le Glottolog…) : on compte aujourd’hui quelques 1300 modèles « LLM » dans le monde, les grands modèles de langage pour générer des contenus, comme ChatGPT.
La Chine serait à l’origine de plus d’un tiers de ces LLM, aux côtés des États-Unis, puis de quelques pays européens, la France en particulier.
Si l’on regarde du côté des modèles qui génèrent du texte seulement, le nombre est ahurissant : en 2023, près de 16 000 modèles ont été mis en ligne sur le site HuggingFace 2023 (source Cornell University). Et ce chiffre double chaque année !
Autant de programmes codés qui vont permettre de créer des milliers voire des millions d’agents conversationnels « sur-mesure ».
Humain Chat : un chatbot conforme « aux valeurs de l’islam »
L'Arabie saoudite a été le premier pays des Émirats Arabes Unis à créer son robot culturel avec Humain Chat, un robot conversationnel lancé en août dernier et basé sur le modèle de langage ALLAM 34B, un modèle entraîné sur plus de 8 pétaoctets de données arabes, conçu pour comprendre et générer des réponses dans plusieurs dialectes arabes (golfe, égyptien, levantin, maghrébin, etc.). Le programme inclue une large variété de textes (littérature, médias, discours religieux, etc.). Humain Chat est accessible en Arabie saoudite sur le web, iOS et Android, et il adresse une marché potentiel d’utilisateurs de 400 millions d’arabophones dans le monde.
K2Think, le « Deepseek » émirati
Abu Dhabi, ville voisine, a elle misé sur un premier LLM, Falcon 3, en décembre 2024. Son chatbot en langue arabe propose des traductions sans connotation culturelle ou religieuse. Falcon 3 est davantage développé pour répondre aux besoins régionaux du Moyen-Orient.
Mais Abu Dhabi veut taper plus fort que ses alliés, depuis la signature du projet « Stargate » signé avec OpenAI et Oracle pour 200 milliards en mai dernier, et soutenu par Donald Trump pendant sa visite dans les UAE. Pas plus tard que cette semaine, l'Université Mohamed bin Zayed d'intelligence artificielle (MBZUAI) a lancé K2Think, un nouveau modèle LLM à faible coût, à l’instar du chinois Deepseek, plus petit et tout aussi performant, 32 milliards de paramètres « seulement » …
L’idée ? Faire de K2Think le LLM de référence de tous les Émirats, et ainsi de générer des milliers de robots pour adresser un plus grand marché.
De « Petite glace » à Rinna
C’est du côté de la Chine que les agents IA sont les plus nombreux. Quasiment tous les big tech chinoises ont développé leurs outils conversationnels. Parmi eux : Xiaodu et Ernie Bot tous deux développés par Baidu, Tmall Genie développé par Alibaba, Xiaoai développé par Xiaomi et bien sûr le géant Tencent.
L’un des chatbots pionniers se nomme Xiaoice (« Petite Glace » en chinois) et il est l’un des chatbots les plus populaires du pays, aujourd’hui intégré dans beaucoup d’applications à commencer par WeChat (1,37 milliard d'utilisateurs actifs mensuels).
Développé initialement par Microsoft Research Asia en 2014, Xiaoice est devenu une entreprise indépendante en 2020. Le robot multi-modal capable de fonctionnalités vocales, visuelles, avatars 3D etc.. est conçu pour simuler des conversations humaines en établissant un lien émotionnel fort avec l’utilisateur, et sur tout un tas de sujets : traduction temps réel, santé préventive, conseils bien être, offres de service etc….
Comme pour tout robot, « Petite glace » n’est pas dénué de biais culturel. Différents articles rapportent que le programme a été conçu pour refléter les valeurs asiatiques (« harmonie, respect, collectivité »), ce qui le distingue des chatbots occidentaux.
Outre la collecte massive de données personnelles, Xiaoice a été vivement critiqué pendant la crise du COVID 19, accusé de campagnes gouvernementales pour diffuser des messages positifs sur les politiques chinoises.
Mais les polémiques n’empêchent pas Xiaoice de s’exporter vers des marchés en Asie du Sud-Est et surtout au Japon, avec des adaptations linguistiques et …culturelles. Commercialisé sous le nom de « Rinna », le chatbot- avatar en japonais est utilisé depuis 2015 par les utilisateurs de l’application de messagerie Line, 97 millions d’utilisateurs actifs mensuels…
“La Crimée est en Russie”
La Russie utilise aussi l’IA conversationnelle, en particulier à des fins de propagande. A l’intérieur du pays, les chatbots étrangers sont accessibles au mieux via VPN, les IA sont codés pour servir le récit impérialiste comme on peut le voir sur les discussion Telegram ( “La Crimée est en Russie” répond le serveur).
Mais le pays de Poutine va bien plus loin : en 2024, des réseaux russes de désinformation comme celui du réseau Pravda, a publié 3,6 millions d’articles souvent faux ou biaisés, dans le but d’être captés par les moteurs de recherche et les modèles de langage. Ces contenus influencent ensuite les réponses des différents chatbots. Isis Blachez, analyste chez NewsGuard déclarait ainsi à Forbes : « L'une des pratiques les plus alarmantes s’appelle le « grooming LLM ». Cette tactique consiste à tromper délibérément les ensembles de données sur lesquels les modèles d'IA – tels que ChatGPT, Claude, Gemini, Grok 3, Perplexity et d'autres – s'entraînent en les inondant de fausses informations. (…) Ce déferlement de propagande vise à biaiser les résultats de l'IA afin de les aligner sur des perspectives pro-russes ».
Marion Moreau