S’il existait des droits d’auteur dans la diplomatie, un glorieux anonyme serait déjà riche : celui ou celle qui a inventé le mot « dérisquer » dans le contexte des relations avec la Chine. Mon logiciel de traitement de texte me signale que le mot n’existe pas, il faudrait qu’il suive un peu plus les débats des dernières semaines…
C’est Ursula Von der Leyen, la Présidente de la Commission européenne, qui l’a promu au rang de concept dans son discours sur les relations entre l’Europe et la Chine, avant de s’envoler pour Pékin, rejoindre Emmanuel Macron le mois dernier. « Dérisquer, et pas découpler », ou en bon français, réduire les risques, et non pas séparer nos économies.
Plus surprenant, le concept a été repris tel quel, et dûment crédité à la Présidente de la Commission européenne, par Jake Sullivan, le Conseiller national à la Sécurité de la Maison Blanche, dans un discours aux allures programmatiques il y a une dizaine de jours. Surprenant car il est rare qu’un responsable américain décide d’apparaître suiviste vis-à-vis des Européens, surtout sur un sujet aussi central que les relations avec la Chine. Mais sans doute avait-il ses raisons, ne serait-ce que de montrer que le besoin de clarification de la posture envers Pékin est partagé avec le principal allié des États-Unis.
De quoi s’agit-il ? Il fait prendre la formule au pied de la lettre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de volonté de couper tous les liens économiques entre les États-Unis et la Chine : le voudrait-on que ça semble difficile à imposer, les échanges ont encore augmenté en 2022, alors que les tensions politiques entre Washington et Pékin ne faisaient que croître. Apple ou Tesla, pour prendre les plus emblématiques, n’ont aucune intention de se retirer totalement du marché chinois. Non, la volonté désormais officialisée est simplement de limiter les « risques », et donc de découpler uniquement dans les secteurs liés à la sécurité des États-Unis. Dit comme ça, c’est simple, mais ça peut se révéler plus compliqué.
Principal secteur concerné, évidemment : la technologie. Depuis 2018, les États-Unis accumulent les restrictions, les sanctions, les listes noires, les interdits dans les relations technologiques avec la Chine. Ça a commencé avec Huawei, puis les semi-conducteurs, la technologie pour les fabriquer, la reconnaissance faciale, l’IA, le quantique… Bref, progressivement tous les secteurs des technologies de rupture sont concernés et touchés. On comprend dès lors que Pékin ne dise pas « merci » à l’annonce que Washington ne cherche pas à « découpler » : l’impact des mesures déjà prises et qui continuent d’être prises est considérable, et pousse Pékin dans le sens de l’autosuffisance au prix fort.
Prochaine étape : le Sommet du G7, à la fin du mois de mai à Hiroshima, sous présidence japonaise. On disait autrefois « les principales économies mondiales », ce n’est plus vrai : le G7 regroupe les principales économies occidentales. La diplomatie française insistait beaucoup, autrefois, sur le fait que le G7 ne devait pas devenir le « directoire mondial » - c’est potentiellement aujourd’hui le « directoire occidental », et c’est comme ça que ça sera perçu à Pékin dans quelques semaines.
Les États-Unis arrivent avec une idée qui pousse le « derisking » ou « dérisquage », un cran plus loin : un mécanisme de contrôle des investissements vers l’extérieur (outbound investment screening). Il y a évidemment un parfum de guerre froide, un côté retour vers le futur dans cette idée : elle existait déjà pour contrôler le risque de transfert de technologie en direction de l’URSS. Remplacez URSS par Chine et vous avez l’idée ! Le seul problème, hier comme aujourd’hui, c’est que c’est Washington qui s’octroie le dernier mot, et qui définit les critères de sélection. Ça plait moyennement aux Européens, qui font valoir qu’ils ont déjà leurs propres systèmes de contrôle des investissements et qu’il n’est pas forcément nécessaire d’en rajouter. Mais les Américains n’aiment pas voir leurs alliés passer dans les trous de la raquette pour vendre aux Chinois des technologies qui pourraient se retourner contre eux.
On peut rappeler deux exemples : lorsque les Européens ont lancé le projet Galileo de « GPS européen », l’Inde et la Chine avaient pris des « tickets » de 150 millions d’euros chacun, pour bénéficier des services à venir. Les Américains ont été furieux, et ont contraint les Européens à renégocier le contrat avec Pékin, pour exclure tout usage de Galileo en cas de conflit militaire. La Chine s’est retirée du projet et a lancé son propre GPS, la constellation Beidu. Deuxième exemple, les États-Unis refusant de vendre à la Chine des avions AWACS, ces véritable centre de commandement aérien bourré d’électronique, Israël s’est proposé pour en bricoler trois pour la Chine. Les États-Unis ont tordu le bras des Israéliens pour qu’ils annulent ce contrat, forçant l’État hébreu à payer une indemnisation significative, et à envoyer son Président à Pékin présenter des excuses…
Ces deux exemples remontent aux années 2000, alors que les relations avec la Chine n’étaient pas conflictuelles comme elles le sont devenues. La vigilance américaine d’alors est aujourd’hui devenue une obsession. Les Européens ont quelques raisons de penser qu’un système de contrôle piloté par les États-Unis ne leur sera pas favorable, y compris parfois pour des raisons de concurrence pas très loyale, il y a des précédents historiques… Mais en temps de guerre en Ukraine, le soutien américain est vital : la résistance européenne risque d’en être émoussée. Rendez-vous donc à Hiroshima pour voir où sera placé le curseur du « derisking ».
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.