Être dans le même lit mais avec des rêves différents
Comment mieux décrire l’état de couple franco-chinois ?
同床异梦 Tongchuang yimeng
Combien de temps un couple peut-il feindre de s’aimer quand tout sépare les anciens amants ?
Tout dépend du plaisir et de l’intérêt qu’on trouve à rester avec l’autre, sans s’aliéner ni se contrefaire, du degré de dépendance réciproque, des dégâts que provoquerait une rupture, pour soi-même, pour l’autre et pour l’entourage.
Tant qu’on peut louvoyer, rester ambigu, trouver un modus vivendi acceptable, pourquoi ruer dans les brancards, faire des scènes et brûler ses ponts sur un coup de tête ? Inutile d’insulter l’avenir et après tout, personne n’est à l’abri d’une bonne surprise.
Mais quand on sait parfaitement qu’on ne se comprend plus, qu’il est devenu inutile de faire des efforts parce que chacun est sur une orbite différente et qu’on se retrouve dans le même lit avec des rêves différents, là, c’est une autre affaire. Pourtant, pour d’obscures raisons, il arrive qu’on préfère simuler l’entente, le respect mutuel et faire bonne figure devant les autres.
Comment mieux décrire l’état de couple franco-chinois après 40 ans de lune de miel, 10 ans de doutes et 10 ans d’incrédulité consternée ? Nous nous sommes tant aimés, mais qu’en reste-t-il ? Nous ne sommes plus d’accord que sur nos désaccords : le commerce, la politique, les valeurs, les alliés, les projets, les visions, tout nous sépare. Même l’ambassadeur de Chine en France, dont le métier est de feindre la francophilie jusqu’à l’épectase, n’y croit plus. Au point qu’il s’est fait remonter plusieurs fois les bretelles par le Quai d’Orsay, pourtant peu suspect d’hostilité envers la Chine.
Aussi, 2024 devrait être une grande année pour les amateurs de théâtre diplomatique, car en plus de l’année du Tourisme culturel franco-chinois* qui vient juste de débuter, nous célébrerons ce 27 janvier, le 60e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques entre la France éternelle du Général de Gaulle et la Chine Nouvelle de Mao Zedong. Le point d’orgue de ces célébrations sera assurément la visite du président Xi Jinping (si elle est maintenue) au mois d’Avril.
Bien que dictée, selon le grand Charles, par le poids de l’évidence et de la raison, permettez-moi de dire deux mots très anecdotiques sur cette relation diplomatique, pour tordre le cou à deux canards.
1- S’appuyant sur une semi-vérité magnifiée, la Chine communiste martèle depuis 60 ans que la France a été le premier grand pays européen à l’avoir reconnue en 1964.
En réalité, les Anglais avaient déjà tiré les premiers dès 1950, pour sécuriser leur colonie de Hongkong, mais uniquement au niveau des Chargés d’affaires. Il aurait donc été plus juste de dire que la France a été la première à établir, avec la Chine rouge, des relations diplomatiques… complètes, c’est à dire, au niveau des Ambassadeurs (grillant ainsi la politesse aux Américains qui ne se sont décidés qu’en 1978).
2- Surfant sur ce mythe flatteur, les Chinois n’ont cessé de nous faire croire qu’éperdus de reconnaissance pour l’audace visionnaire du Général, ils seraient éternellement disposés à favoriser les offres françaises… pour peu qu’elles soient meilleures, moins chères et plus adaptées au marché chinois que celles de nos concurrents internationaux. Quelle plus belle marque de gratitude et d’amitié !
J’ignore ce que dirait de Gaulle du creusement abyssal de notre déficit commercial bilatéral (40% de notre déficit mondial), mais revenons un instant à Emmanuel Macron dont l’art du « En même temps » pourrait bien, lors de la visite d’avril prochain, atteindre de nouveaux sommets.
Il lui faudra une souplesse de contorsionniste pour feindre l’amitié, la complicité et la confiance avec le maître tout-puissant d’un pays qui en quelques décennies est passé de partenaire stratégique global à concurrent, puis de rival systémique à menace existentielle. La liste des sujets qui fâchent est si longue qu’en dehors du changement climatique, de la cuisine cantonaise et de la poésie berrichonne, tout le reste devra soigneusement être mis sous le tapis rouge, au risque de faire le douloureux constat que les discours français et chinois sont désormais parallèles, sans plus d’espoir de se rencontrer.
J’imagine mal, à l’issue de la visite, une conférence de presse de clôture en présence des deux dirigeants, mais je suis convaincu que le communiqué final ne manquera pas de préciser que « Les deux chefs d’État ont évoqué dans une atmosphère de franchise et de respect mutuel, un large éventail de dossiers bilatéraux et multilatéraux, ayant mis en évidence de nombreuses convergences de vues, notamment sur la nécessité de renforcer le dialogue, la concertation et la confiance mutuelle pour déployer conjointement des efforts plus efficaces en faveur de la sauvegarde de la paix et de la stabilité mondiales. » Traduit en alexandrins berrichons, ce doit être encore plus émouvant.
On pourra trouver mon propos négatif, sarcastique et stérile. Mais dans le fond, je suis comme vous, je ne demande qu’à croire à la pertinence et à l’avenir de la relation bilatérale franco-chinoise. J’espère seulement que 2024 nous apportera une preuve de vie.
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* Notre ministre déléguée chargée des Petites et Moyennes Entreprises, du Commerce, de l'Artisanat et du Tourisme, Mme Olivia Grégoire, s’est rendue avant-hier à Shanghai puis à Harbin pour le Festival des Glaces, ce qui lui a certainement permis de mieux prendre la température de nos relations bilatérales.
Bruno Gensburger est interprète de conférence indépendant en chinois, conseiller en diplomatie des affaires, ex-diplomate, ex-directeur des relations extérieures chez Sanofi (Chine) et futur cadavre.
Karim Oyarzabal est illustrateur et auteur de bandes dessinées. Il a été comédien en Chine pendant plusieurs années et est diplômé de l’Ecole Polytechnique.
Bravo