Soyons honnêtes, la Chine joue habilement avec les nerfs des Américains. Les stratèges de la guerre froide 2.0, celle qui se mène, depuis plusieurs années maintenant, dans le secteur technologique, pensaient-ils que les dirigeants chinois allaient subir sans riposter les sanctions, restrictions, obstructions américaines ? Ils devraient lire un peu plus le « South China Morning Post », le grand quotidien anglophone de Hong Kong, propriété du groupe chinois Alibaba. Ce journal était autrefois le porte-voix d’un point de vue libéral dans le monde sinophone ; il est de plus en plus le reflet présentable du point de vue de Pékin. Le 7 septembre, il annonçait la couleur : « pour la Chine, la guerre des puces est désormais une guerre patriotique ».
Cette « guerre patriotique » a pris cette semaine deux dimensions nouvelles, l’une avec le défi de Huawei, l’autre avec les restrictions contre Apple. La première, qui fait la fierté du quotidien hongkongais, est la présentation du smartphone Mate 60 Pro par une vieille connaissance, le groupe Huawei, que certains ont enterré trop vite. Ce n’est pas le téléphone qui fait les gros titres, c’est la « puce » qu’il contient, Kirin 9000, à 7 nanomètres. C’est là que réside la surprise, les Américains ne s’attendaient pas, visiblement, à ce que les Chinois maîtrisent d’ores et déjà ce niveau technologique, même si ceux-ci l’avaient annoncé il y a plusieurs mois. Et la réaction à Washington est désormais habituelle : la menace de nouvelles sanctions contre le champion national chinois des semi-conducteurs, SMIC.
La seconde est l’annonce de mesures visant Apple, que l’on croyait pourtant à l’abri en Chine. Les employés du secteur d’État ne pourront désormais plus posséder d’iPhone, d’iWatch et d’autres produits de la marque à la pomme. La mesure a aussitôt fait dévisser le cours de bourse d’Apple, qui a ainsi perdu 200 milliards de dollars de capitalisation boursière sur cette seule annonce. Il faut dire que c’est spectaculaire : ce sont des millions de personnes qui sont concernées ; et, surtout, c’est un signal donné à des millions, voire des dizaines de millions d’autres citoyens chinois : posséder un iPhone n’est pas un geste patriotique. On peut imaginer sans difficultés que de symbole de statut social, posséder un iPhone peut devenir un symbole de fascination pour l’Amérique, et donc de trahison du désormais sacro-saint patriotisme. C’est d’autant plus spectaculaire que Tim Cook, le patron d’Apple, était à Pékin en mars dernier, vantant la relation « symbiotique » entre son entreprise et la Chine ! Dans le même temps, Apple mettait en place des chaînes de production alternative au Vietnam et en Inde, la « symbiose » avait ses limites…
Le réveil est douloureux, mais ce scénario n’a rien de surprenant. Le pouvoir de Xi Jinping a fait du rattrapage technologique dans le domaine des semi-conducteurs une priorité nationale, engloutissant des dizaines de milliards de dollars, souvent à fonds perdus. Pékin a fait des ponts d’or à d’anciens ingénieurs de TSMC, le géant taiwanais, ou à des Chinois expatriés travaillant dans l’industrie des semi-conducteurs. Parallèlement, faire du patriotisme un des critères de la consommation intérieure, suit une pente naturelle sur laquelle le marché chinois est engagé. Lorsque Donald Trump avait déclenché la guerre technologique en faisant arrêter la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou, en 2018 à Vancouver, j’avais été surpris de voir les consommateurs chinois se rendre en aussi grands nombres dans les magasins Apple des grandes villes chinoises. Depuis, non seulement les positions se sont radicalisées des deux côtés, mais, surtout, c’est le gouvernement qui donne le ton, pas les consommateurs. Et qui osera défier le pouvoir sur un sujet aussi sensible ?
La conclusion de ce double épisode est que la Chine a cessé de subir passivement les assauts de Washington sur la technologie. En août, est entrée en vigueur la régulation qui impose une autorisation préalable sur les exportations de deux métaux stratégiques, le germanium et le gallium. Aujourd’hui, c’est dans les équipements télécoms que survient la salve suivante. Et ce n’est assurément pas terminé. Xi Jinping est confronté à d’immenses défis, notamment ceux d’un ralentissement économique structurel ; mais il n’a pas pour autant décidé de céder à la pression américaine. Son absence du G20 de New Delhi est de ce point de vue de mauvais augure. La question que se pose désormais l’administration américaine est de savoir si le numéro un chinois fera le voyage de San Francisco, en novembre, pour le sommet de l’APEC, la communauté économique Asie Pacifique. Son absence serait le signe que Pékin veut d’abord rééquilibrer le rapport de force avec Washington avant d’envisager la suite : ce processus a commencé.
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.
🔥