Hors Normes #11
Le Mexique nationalise son lithium...ChatGPT banni en Chine...Les Digital Middle Powers...
Le mot de la semaine: Areopagitica
Areopagitica, c’est le pamphlet de l’Anglais John Milton, paru en 1644, un texte fondateur sur la liberté d’expression et la vérité. Si j’ai choisi ce mot, c’est parce qu’il a été cité par la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 2015, qui jugeait une affaire de responsabilité des plateformes en ligne et de modération des contenus en Estonie.
Dans un arrêt rendu le 16 juin 2015, c’est donc cette Haute Cour qui a jugé que la société estonnienne Delfi, éditrice d’un portail d’actualités, était responsable de contenus illicites publiés par les internautes. Delfi avait en effet publié en 2006 une annonce d’un tiers invitant les ferrys à modifier leur itinéraire, engendrant la rupture de la glace dans certains endroits où des routes auraient pu être tracées plus tard dans l’année, retardant ainsi de plusieurs semaines l’ouverture de telles routes. D’innombrables commentaires injurieux s’en étaient suivis. La CEDH a donc jugé Delfi responsable des contenus comme un éditeur de presse, et plus comme un hébergeur de contenus ou un simple intermédiaire technique.
La Cour Suprême des États-Unis tranche en ce moment sur le bouclier qui protège les publishers américains de leur responsabilité d’éditeur, la fameuse section 230. Deux plaintes pour des faits très graves justifient ce débat. La famille Gonzalez, dont la fille a été tuée lors des attentats de Paris en 2016, a en effet porté plainte contre Google pour avoir favorisé la recommandation des contenus de l'État islamique sur YouTube. Une autre famille, toujours, accuse Twitter d'avoir jeté leur fils dans les bras de l'organisation terroriste en l’exposant à des contenus de propagande.
Rien ne dit que La Cour Suprême américaine suivra la décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans sa sage jurisprudence. Ni qu’elle s’inspirera du fameux Areopagitica de John Milton. Mon hypothèse sur le sort qui sera donné à la section 230 sur l’immunité des plateformes est proche de la conclusion émise par la Cour européenne des Droits de l’Homme:
Bien souvent, les nouvelles technologies parviennent à surmonter les barrières les plus astucieuses et récalcitrantes imposées au niveau politique ou judiciaire
Le chiffre de la semaine : Entre 4% et 19%
C’est le pourcentage très peu élevé de risque sismique dans l’Etat de l’Arizona et de sa capitale, Phoenix. C’est sans doute l’un des arguments qui a convaincu l’Administration de Washington dans le cadre de son Chips Act pour choisir le lieu d’implantation des usines de semi-conducteurs sur son territoire. New York, le Texas et l’Ohio sont également candidats. Mais Phoenix a de beaux arguments: l’état d’Arizona abrite des fabricants de semi-conducteurs depuis les années 1940 et compte 115 entreprises liées aux puces; il est par ailleurs mitoyen de la Silicon Valley mais ne présente que de très faibles risques de séismes malgré sa proximité avec l’état californien.
Comme nous dit le New York Times, une tranche de 52 millards de dollars de subventions va être versée à l’Arizona pour soutenir la construction en cours de deux TSMC (Taïwan) et de deux usines Intel, qui vont produire des unités allant de 12 à 4 nanomètres.
News :
Le Mexique veut nationaliser son lithium
Le gouvernement mexicain a récemment signé un décret en vue de la nationalisation de son industrie de lithium. Le Mexique dispose en effet d’un gigantesque parc de 234 855 hectares de zone minière, soit près de 2 tonnes de lithium à extraire. Une mine d’or stratégique pour la production de batteries électriques, encadré par le “Plan Sonora”, un plan économique qui vise à attirer les constructeurs automobiles auxquels ont répondu des marques comme BMW, Audi ou Ford qui ont une présence au Mexique. Tesla déclare aussi être intéressé par l’installation d’une usine dans le pays.
Bien que le Président mexicain Obrador ait déclaré dans son discours: “Ce que nous faisons maintenant (…), c’est nationaliser le lithium afin qu’il ne puisse pas être exploité par des étrangers venus notamment du monde russe et chinois ou encore des États-Unis”, la stratégie mexicaine est bel et bien de profiter des énormes opportunités offertes par la production de batteries électriques. Une politique de nationalisation qui rappelle l’initiative avortée du Chili, le premier producteur de lithium au monde, qui avait rejeté l’idée d’inscrire l’actif lithium dans sa Constitution en janvier 2022.
La Chine bloque l’accès à ChatGPT
Ce n’est pas surprenant, mais on voulait quand même vous en faire part : c’est NON pour l’introduction de l’agent conversationnel ChatGPT sur le territoire chinois, comme le confirme The Guardian. L’application d’Open AI a été bloquée notamment par WeChat et toutes les applications connexes chinoises. Seules les connexions de type VPN en Chine permettent de demander à ChatGPT quelle est la situation, par exemple, au Xinjiang ou à Taiwan… Le géant Baidu est pressé de lancer sa version le mois prochain, “aux caractéristiques chinoises” comme dirait l’ami Bruno Gensburger ;-)
Jeff Bezos décoré par Emmanuel Macron en toute intimité
Le magazine Le Point révèle que le patron d’Amazon, Jeff Bezos, a été décoré de la Légion d’Honneur par le Président Macron le 16 février dernier. Le Point indique que cette remise de médaille n’était pas à l’agenda du Président. Chut…
Services publics : Lockbit s’attaque aux eaux de Porto
Nous vous en parlions la semaine dernière, le logiciel Lockbit, attribué à un groupe de cyber-attaquants russe, fait des ravages vis- à vis d’acteurs privés et publics, en particulier les entreprises opératrices de biens essentiels.
LockBit a attaqué l’entreprise Águas e Energia, le service de fourniture et de traitement des eaux de Porto, la deuxième plus grande ville du Portugal, le 8 février dernier, demandant une rançon astronomique. L'approvisionnement public en eau et l'assainissement n'ont cependant pas été touchés par l'attaque.
Une attaque de ransomware en août dernier sur le South Staffordshire Water en Grande-Bretagne avait permis aux cybercriminels de voler les coordonnées bancaires des clients.
Le Portugal semble être une proie intéressante pour la criminalité en ligne : au cours des deux dernières années, le pays a vu des cyberattaques de type ransomware paralyser l'un de ses plus grands fournisseurs de télécommunications, une grande chaîne de télévision, et plusieurs sociétés de finance et d'assurance. En décembre 2022, LockBit avait piraté les systèmes du port de Lisbonne.
Tech : Zoom sur les Digital Middle Powers
Trois grands puissances s’affrontent sur le terrain de la compétition technologique. Vous les connaissez, il s’agit des USA, de la Chine et de l’Europe. Mais il existe d’autres États qui montent en puissance. L’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) vient d’éditer ce matin un rapport qui scrute les “puissances numériques moyennes” (digital middle powers), ces pays qui se trouvent pris dans ces jeux de pouvoir, dans un système international de plus en plus multipolaire et dans lequel le secteur numérique devient un facteur de puissance déterminant.
Ces neuf Digital Middle Powers sont le Brésil, l’Inde, Israël, le Japon, le Kenya, le Nigeria, la Russie, la Corée du Sud et le Royaume-Uni.
En résumé:
L’influence de l’UE se manifeste principalement dans le domaine des normes (RGPD, Digital Service Act etc…)
Les États-Unis par la diffusion de ses services numériques et l’ampleur des investissements du secteur privé, ainsi que par des liens bilatéraux forts en matière de sécurité : les USA ont renforcé leurs investissements en Israël par exemple.
L’influence croissante de la Chine s’appuie sur de grands projets d’infrastructure (Belt and Road Initiative)
Tous les pays étudiés tentent d’équilibrer leurs relations avec les États-Unis, la Chine et l’UE. Aucun, à l’exception de la Russie, n’a ouvertement « choisi son camp » et rompu ses liens avec un ou deux des blocs.
Trois Digital Middle Powers nous interpellent dans leur potentiel techno-économique et leur influence à venir :
L’Inde : le pays-continent se classe numéro 3 en terme de “unicorns”, ces startups valorisées plus d’un millard de dollars. L’Inde investit massivement depuis 2012 sur la digitalisation de ses services publics (IndiaStack, un programme de modules d’API’s qui vont du paiement mobile à l’identité numérique), et sur l’installation du réseau de fibre optique de plus de 800 000 km pour relier 250 000 villages ruraux. L’Inde, qui mise une grande partie de la croissance de son PIB grâce au numérique, a annoncé des plans d’investissement stratégiques sur les semi-conducteurs, l’industrie micro-électronique, et le secteur des services IT.
Le Japon: Classé 3ème sur le podium mondial des dépôts de brevets et de la propriété intellectuelle (le département dédié dépend chez eux du…Premier Ministre), le Japon semble à un tournant de son destin technologique. L’île est en phase de restructuration de son système éducatif et innovant, avec une injection de 71 milliards de dollars dans les universités et laboratoires de recherche, et plus de 1 000 milliards de dollars pour financer le développement de 27 technologies dans 4 secteurs clés : le spatial/l’aéronautique, la marine, les biotechnologies, et le cyber espace. Le Japon mise par ailleurs sur l’Open RAN pour ses infrastructures, un système telecom “open source” qui allège les contraintes d’équipements.
Le Nigeria : Ce très grand pays est à regarder de près : le digital pèse déjà 15% dans le PIB nigérian, juste après le secteur de l’agriculture. Le pays, qui a libéralisé le secteur des telecoms en 2001, a depuis produit de belles pépites dans les fintech, les e-services et l’e-commerce. Des startups bien financées par le capital-risque africain et étranger convaincu par la taille du marché local. À noter que les liens de partenariat du Nigeria avec le reste du monde est très large, autant avec l’UE sur des questions de soutien à l’infrastructure numérique (fibre) que la Chine sur l’infrastructure terrestre et le spatial.