必然 - Bìrán - Inéluctable
La pièce est sombre. Le Président Xi Jinping est assis de trois-quarts sur un gros fauteuil en cuir, impassible, les deux mains posées sur de larges accoudoirs. Dos à dos avec lui, un homme est assis, bien droit et immobile sur une simple chaise.
- Alors, M. le Président…?
- Il est encore revenu.
- Qui ça ?
- Mon père.*
- Ah bon ? Racontez-moi.
- On se promenait tous les deux, côte à côte, à la campagne, dans le Shanxi sans doute. Il était hirsute, en pantalon militaire kaki avec une chemise de grosse toile déchirée et tachée de sang. Il avait sa lourde pancarte de « contre-révolutionnaire » autour du cou, mais le poids n’avait pas l’air de le gêner. Je le voyais en noir et blanc, comme sur des images d’archives. Moi, j’étais en couleurs sépia.
- Et puis ?
- Et puis, très calmement, avec beaucoup de douceur, sur un ton de reproche affectueux, il m’a dit : « Mon fils, pourquoi gouvernes-tu avec les mêmes méthodes que ceux qui m’ont persécuté ? Toi aussi, ils t’ont terrorisé. Ils t’ont volé ta jeunesse et poussé ta sœur au suicide, comme tant d’autres. Et au lieu de lutter contre ces pratiques, tu t’en sers pour t’imposer. Mon fils, ne te venge pas sur le peuple, il est innocent, tu le sais bien. C’est l’Appareil qui est coupable. C’est lui qu’il faut abattre. Ne te trompe pas d’ennemi. »
- Vous étiez proche l’un de l’autre ?
- Assez, oui. Je le voyais peu mais c’était un monument et j’ai le souvenir d’un bon père.
- Et que lui avez-vous répondu ?
- Rien. J’étais paralysé. Je ne pouvais rien répondre parce que JE n’existais pas.
- Que voulez-vous dire ?
- J’avais le sentiment qu’un autre type aurait pu être à ma place. Il y avait une telle déconnexion entre moi Xi Jinping et ma fonction. Ce n’était pas MOI qui dirigeais, qui agissais, mais c’était la fonction en soi, par elle-même et pour elle-même. Le système me dépassait et m’emportait comme un fagot dans le Fleuve Jaune.
- Mais ce système, c’est vous. C’est vous qui l’avez bâti, non ?
- Oui et non. Il était là bien avant moi. Je l’ai toujours connu. C’est d’ailleurs le seul que j’ai connu.
- Alors, pourquoi vous ne…
- Mais non ! Vous croyez que je fais ce que je veux ? En réalité, je suis son esclave. Le Régime me contraint en tout. Je vois bien ses limites et je sais parfaitement où il nous entraine. Vous croyez que je ne la vois pas venir, la catastrophe ? Alors bien sûr, si je voulais m’amuser, je sais très bien ce que je ferais : laisser encore monter la tension d’un cran, puis feindre de céder à Macron et von der Leyen en acceptant de jouer les Monsieur-Bons-Offices sur l’Ukraine. Je passe un coup de fil à Zelinski (même pour lui demander l’heure). Je fais semblant de convaincre Poutine de mettre un peu d’eau dans sa vodka pendant quelques semaines, tout en le rassurant sur mon soutien. Je ponds un nouveau plan de paix en 192 points. Je les prends tous à contre-pied et en 48 heures, je deviens le sauveur de l’humanité au bord du gouffre. Biden n’a plus d’ennemi. Tout le monde se calme et je redeviens fréquentable. Qu’est-ce que vous en pensez ?
- Oh, vous savez, moi je ne suis que votre psychanalyste…
- Décidément, c’est exactement ce qu’ont répondu vos deux prédécesseurs, les Dr. La Kang et Yong ! De toute façon, quoi que je fasse, je serai rattrapé par la logique interne de la Machine. On ne change pas l’ADN d’un régime comme on corrige une myopie par une opération au laser.
- En tout cas, ça pourrait faire baisser la tension dans le détroit de Taiwan, non ? En ce moment, ça ne ferait pas de mal…
- Pour Taiwan, on verra ça à la prochaine séance.
- Comme vous voulez.
- Bon. On va s’arrêter là pour aujourd’hui. Gardes, ramenez le prisonnier dans sa cellule.
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* Xi Zhongxun
** Xi Heping, la sœur ainée de Xi Jinping, s’est suicidée suite aux persécutions infligées par les Gardes rouges.
Études de caractères, la chronique de Bruno Gensburger, interprète de conférence indépendant en chinois, conseiller en diplomatie des affaires, ex-diplomate, ex-directeur des relations extérieures chez Sanofi (Chine) et futur cadavre.
Karim Oyarzabal a eu plusieurs vies. Aujourd’hui illustrateur et auteur de bandes dessinées, Karim a été comédien en Chine pendant plusieurs années et est diplômé de l’Ecole Polytechnique.