Il ne faut pas interdire TikTok. J’écris ces lignes à Pékin, où je me trouve pour trois jours pour suivre la visite d’Emmanuel Macron, mais je ne souffre pas du syndrome de Stockholm. Ni même de complaisance vis-à-vis d’un régime qui, j’en fais de nouveau l’expérience, fait tout pour bloquer l’accès à l’information. Services de Google (Gmail, search…) impossibles sans VPN, sites des médias américains ou britanniques bloqués, WhatsApp banni au profit du chinois WeChat…
Les Occidentaux doivent-ils faire de même avec TikTok ? Il y a beaucoup à reprocher au réseau appartenant à la société chinoise Bytedance, évidemment. À commencer par le stockage des données des utilisateurs en Chine, la soumission obligatoire à la loi chinoise sur la primauté de l’État sur le secteur privé sur les sujets de sécurité nationale, et, bien sûr, la dimension addictive d’un logiciel redoutable. Mis bout à bout, tous ces griefs peuvent faire un dossier rendant l’interdiction inévitable.
Pourquoi alors écrire qu’il ne faut pas interdire TikTok ? D’abord parce qu’en démocratie, la régulation est toujours préférable à l’interdiction. Une bonne partie des reproches faits à TikTok peuvent être traités par la voie de la régulation. La société s’est elle-même engagée à déplacer ses data-centres aux États-Unis et en Europe, gérés par des entreprises locales. D’autres obligations peuvent lui être imposées pour éviter toute porosité. Mais la politique de gestion des données de TikTok est-elle si différente de celle de ses concurrents américains ? C’est à voir. Quant à l’addiction, c’est un problème plus général que TikTok, et il faut trouver d’autres manières de la traiter que d’interdire … internet !
La deuxième raison, est le spectacle désolant qu’ont donné les congressistes américains lors de leur audition du PDG de TikTok, Shou Zi Chew (“Le visage de la menace chinoise”). Mal informés, souvent incompétents et arrogants, les élus américains ont rappelé aux observateurs les pires heures du MacCarthysme, la chasse aux communistes pendant la guerre froide. Des scènes qui auraient pu figurer dans le film « Good Night and Good Luck » de George Clooney. A aucun moment, pendant ces cinq heures d’audition (disclaimer : je ne me suis pas infligé les cinq heures, mais j’en ai lu plusieurs compte-rendus convaincants), n’ont été présentées de preuves suffisamment convaincantes pour entraîner l’interdiction d’un service utilisé par près d’un Américain sur deux.
Le climat politique aux États-Unis, s’agissant de la Chine, est tel que le chef d’état-major de l’armée américaine, le général Mark Milley, a appelé les dirigeants politiques à « baisser d’un cran la rhétorique » sur la Chine. C’est le problème des États-Unis, l’hostilité à l’égard de la Chine est le seul point de consensus entre Républicains et Démocrates, et le seul différenciant est la surenchère…
Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de problème entre les États-Unis et la Chine, au contraire, ils sont réels et importants. Mais il ne faut pas se tromper de champs de bataille, et l’interdiction de TikTok peut apparaître comme l’occasion d’une victoire symbolique mais contre-productive en employant les mêmes armes que le régime de Pékin. Surtout tant que des preuves concrètes de complicité entre TikTok et l’appareil sécuritaire chinois n’ont pas été apportées : il ne suffit pas de dire que c’est la nature de toute entreprise chinoise. Si cette preuve n’est pas apportée, les responsables américains offriront une victoire à la Pyrrhus à Xi Jinping, qui aura beau jeu d’ironiser sur la démocratie américaine qui a peur d’une appli de vidéos qui plait trop aux ados américains.
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.