L’ICANN domine depuis plus de 25 ans l’économie numérique, organe de “soft power” américain. Mais la place des acteurs privés dans la connectivité Internet, la fragmentation du cyberespace, et l’émergence d’une gouvernance alternative remettent en question son rôle et sa puissance.
Le 3 décembre 2017, la photo était « parfaite ». Tim Cook d’Apple et Sundar Pichai (Google) aux côtés de Jack Ma (Alibaba), Pony Ma (Tencent), et le fondateur de Baidu. Ce n’était pas à San Francisco, mais à Wuzhen en Chine, pour la 4ème édition de la conférence mondiale de l’Internet, une initiative de la Chine pour discuter des enjeux de gouvernance du numérique.
La 5ème édition l’année suivante n’était pas du même ton. Très peu d’Américains avaient fait le déplacement. Et pour cause, l’affrontement entre les USA de Donald Trump et la Chine de Xi Jinping a fait monter la pression en matière de leadership technologique. Le Président chinois n’a pas hésité à pousser une nouvelle gouvernance de l’Internet mondial, qui est l’objet du Sommet mis en place depuis 2013.

Il ne faut pas oublier l’angle mort de ces innovations critiques qui font les tensions entre pays : la gouvernance de l’architecture Internet, qui a non seulement façonné l’économie du Net ces dernières décennies, et imposé l’hégémonie américaine pendant plus de 25 ans pour contrôler le « réseau des réseaux », sous la chapelle de l’ICANN, pour Internet Corporation for Assigned Names and Numbers. Cette instance, au départ associative, a été créée en 1998 par la chambre de Commerce des Etats-Unis et elle régule tous les noms de domaines et extensions du World Wide Web.
« Pour le passé, regardez sur Wikipedia. Pour l’avenir, regardez l’ICANN », Louis Pouzin, pionnier français de l’Internet
Outil de soft power : l’ICANN
Cette instance multipolaire inconnue du grand public a pourtant façonné le web marchand, et notamment permis à Google de dominer le marché publicitaire sur ces trente dernières années.
En effet, en régulant et en contrôlant les extensions web comme le .COM, le .BIZ, le .ASIA, et tous les autres, l’ICANN a redessiné le monde à partir d’un annuaire stratégique, basé sur les adresses de serveurs (DNS) pour les connecter aux adresses IP de nos terminaux.
Longtemps critiquée d’être l’organe d’influence du département du commerce américain et même celui de la NSA, l’ICANN a dû revenir à sa mission d’agence indépendante. En octobre 2016, ce lien avec le gouvernement américain est censé être coupé, et fonctionner sur un consensus formé par des comités issues de la société civile, entreprises, ONG etc… Les gouvernements y jouent un rôle consultatif.
Cet organe de « soft power » qu’est l’ICANN est-il encore pérenne ? Oui et non. La question de la gouvernance du « réseau des réseaux » s’est élargie avec d’autres instances de discussion, et par la montée en puissance des pays émergents. Le Forum de la gouvernance d’Internet (IGF) vient d’ailleurs de se réunir en Norvège pour la 20ème année consécutive, sous la bannière de l’ONU. Les BRICS ont eux aussi leur Forum sur le sujet, tout comme la Chine comme on l’a vu plus haut.
Le hard power : la maîtrise des flux
La véritable question de la gouvernance d’Internet et du devenir de l’ICANN réside en réalité non plus seulement sur la gestion d’un l’annuaire centralisé, mais sur la maîtrise des flux, et du fameux « trafic » en anglais. Pour Arnaud Franquinet, le CEO de Gandi, entreprise française pionnière dans la gestion des noms de domaine, et ancien administrateur de l’Afnic (Association française pour le nommage en coopération), ce sont les acteurs privés qui peuvent, à terme, fragiliser l’instance de régulation :
« Imaginez que demain, Elon Musk arrive à faire en sorte que tout le flux internet passe par ses satellites, quid du rôle de l’ICANN puisque c'est en fait lui qui pourrait, du jour au lendemain, réguler tous les flux ? » s’interroge-t-il.
La prévision d’Arnaud Franquinet n’est pas du tout saugrenue, alors que Starlink dispose de 7000 satellites pour amener la connectivité à 100 pays du globe.
La Chine, elle, vient de lancer une constellation de 2 800 satellites dédiée au cloud computing basée sur l'IA, un signal à prendre très au sérieux, au même titre qu’un système monétaire mondial alternatif.
D’autant plus que cette compétition des telecoms satellitaires intervient dans un contexte de fragmentation d’Internet, où des pays comme la Russie, l’Iran et la Chine ont posé une doctrine spécifique pour contrôler leur cyberespace.
Le facteur démographique
Si le scénario d’un nouvel aiguillage des flux Internet est prévisible, il tiendra surtout au facteur démographique :
« Si demain, un pays qui compte 4 milliards d’habitants connectés invite à utiliser un moteur de recherche qui indexe des sites sur des racines différentes, ce sont tous les flux qui seront naturellement redirigés. Cela risque énormément de tendre les relations économiques et diplomatiques entre États », précise Arnaud Franquinet.
Dans cette perspective, le fait que l’ICANN existe encore, et bien qu’il ne soit pas tout à fait impartial, n’est peut pas donc une mauvaise nouvelle pour l’équilibre du monde.
Mais la politique menée par Donald Trump pour faire revenir l’Amérique au premier rang de puissance économique et militaire, reprendre la main sur l’ICANN notamment serait une option plausible. Tout au moins, en renforcer le pouvoir.
La privatisation d’Internet ?
Pour l’heure, le marché mondial a atteint 372 millions de noms de domaines fin 2024, avec une croissance de +1,5% (vs +3,3% l’an passé). Pour la première fois de l’histoire, le .COM perd 3,5 millions d’extensions demandées (étude Afnic).
Avec l’arrivée des moteurs de recherche d’IA génératives qui incluent, à l’instar de ChatGPT, un module shopping, peut-on s’attendre à un changement de modèle de l’économie Internet telle qu’on la connaît ?
La réponse du CEO de Gandi : « De notre côté, on observe une grande tendance d’achat de nom de domaine en .marque, en hausse de 17% en 2024. Ce type d’extension est d’une puissance colossale, non seulement pour la visibilité de la marque, mais aussi pour des enjeux de sécurité de l’entreprise. Je pense qu'il y a un très net avantage au .marque. Ceci dit, ça revient, demain, à privatiser une partie de l’Internet …».
M.M