Interview: Ivan Bartos, un Pirate à Bruxelles
Le jeune politicien-informaticien peut-il impulser une nouvelle dynamique dans les arcanes de la Commission ? Une personnalité hors normes à suivre...
Au Sommet des Ministres européens du numérique, qui s'est déroulé à Nevers en mars dernier, on ne pouvait le rater. Ivan Bartos, la quarantaine et des dreadlocks assumés, détonne parmi les convives, que Thierry Breton et Cédric O ont rassemblé sur le circuit de Magny-Cours. Un mois vient de s'écouler depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, plus question de parler "Green IT". C'est la cyber sécurité le sujet brûlant du sommet.
Ivan Bartos est informaticien. Ancien du site de recrutement Monster, l'homme rebelle lit le code et maîtrise en particulier les architectures logicielles. Aujourd'hui vice-président du gouvernement tchèque chargé du Numérique et du développement régional, il est chef de file du Parti Pirate, très populaire à Prague, notamment auprès des jeunes. La République tchèque, un temps considérée comme la patrie de l'anti virus, vient de prendre la tête de la Commission européenne pour six mois.
Comment ce pirate ( politique, pas informatique dit-on), qui comprend parfaitement bien les enjeux du numérique pour en avoir été l'un des artisans, va-t-il influencer la stratégie européenne et en particulier la protection de son cyber espace ? Bien qu'un peu tôt pour le savoir, il est intéressant de voir qu'une personnalité comme Ivan Bartos, libertaire tout en magnant l'art du consensus, entre dans l'arène des influenceurs de l'espace européen.
Interview avec le "pirate" de Bruxelles.
Comment la République Tchèque aide les Ukrainiens dans la guerre contre la Russie ?
Nous fournissons, comme beaucoup de pays, du matériel médical, de la nourriture et tout ce dont ont besoin les Ukrainiens, notamment les nombreux réfugiés qui sont arrivés sur notre sol, et avec l’aide de la Slovaquie.
Nous fournissons aussi des cartes SIM aux citoyens ukrainiens et avons fixé des accords de roaming avec les opérateurs du pays, pour qu’ils puissent encore communiquer normalement. Et que les enfants ukrainiens, qui sont privés d’école, puissent avoir la possibilité de suivre des cours en ligne.
Y a t il une lutte “pirate” en République tchèque pour contrer les cyber attaques ?
Je suis évidemment de près ce qui se passe sur notre scène tech. Je pense évidemment au mouvement Anonymous qui a démarré en 2008 contre l’Eglise de Scientologie. Anonymous a d’ailleurs accéléré la montée de notre mouvement, le Parti Pirate, à l’été 2012, contre le projet de surveillance des citoyens par caméra vidéo et rejeté par l’Europe. Dans cette guerre, il faut aussi laisser agir les services militaires et les services de renseignement. Je crois au final dans une coopération entre les gouvernements et les politiques dans une moindre mesure, mais aussi les ONG, et les “faiseurs de troubles”, ces activistes hackers qui impulsent une réelle dynamique dans un contexte où tout le monde doit lutter.
L’Europe est-elle suffisamment offensive pour défendre son cyber espace ?
Aujourd’hui, oui c’est la guerre. Nous devons d’abord raisonner en logique de “back up”, de résilience de nos réseaux et de nos infrastructures. Et ensuite on doit s’attaquer à la propagande et à la désinformation, qui sont de réelles armes de guerre. Nous avons une part de responsabilité face à la désinformation, on a tous sous-estimé cela. On a sous-estimé l’éducation de nos populations pour survivre dans nos sociétés ultra connectées, dans l’espace cyber, là où circulent les données sur nos vies, et nos opinions. Mais aujourd’hui, il faut réajuster le tir.
Comment ?
La manipulation et la propagande ne sont pas assez punies, et c’est la législation qui peut être la première réponse. Il faut d’abord créer des systèmes de lois dans un processus long terme, et pas dans l’urgence car cela est dangereux et anti-démocratique. N’oublions pas que la Turquie, après les attentats du 11 septembre 2011, et sous couvert de lutte anti-terroriste, en a profité pour surveiller sa population et emprisonner les opposants.
Je pense aussi qu’il faut obliger les Big Tech comme Meta (ex Facebook) par exemple, à rendre publics leurs algorithmes. Nous devons imposer des algorithmes qui vont mieux détecter le danger, et l’illégalité sur Internet.
L’Europe a pourtant tenté de réguler les plateformes sans réel succès…
Cela se fait en plusieurs étapes. D’abord le législatif qui encadre, ensuite l'activation des mesures. Nous devons collectivement fixer les critères d’éligibilité des algorithmes de Facebook, Tik Tok et d’autres qui veulent s'implanter sur un marché de près de 800 millions d’Européens utilisateurs. Il faut obliger les Big tech à revoir leur copie s’ils sont bannis de l’espace européen pour être de nouveau éligibles. Et c'est possible ! Certains acteurs comme Google, par exemple, ont déjà banni des “comptes dormants”, ces faux comptes créés pour lancer des campagnes massives et influencer, déstabiliser des élections. Si Google est aujourd’hui capable d’identifier et bannir les faux comptes, c'est que cela est possible de l'étendre.
Faut-il créer un OTAN du cyber espace ?
Je ne pense pas non. On a déjà une bonne organisation centralisée, bien que je crois davantage à une logique par Etat pour sécuriser son espace. Mais il y a des standards à créer en Europe, par exemple des protocoles de communication sécurisés au niveau des gouvernements. Nous devons aussi avancer sur la citoyenneté numérique et les identifiants dans l’espace européen. Nous devons les penser comme des communs propres à l’Europe.
Propos recueillis le 17 mars 2022, à Nevers, lors de la Réunion des Ministres européens du Numérique.