Kissinger, les minerais et moi
La mort du centenaire Henry Kissinger est l’un de ces événements qui résonnent dans le monde entier : les Chinois se souviennent du « lao pangyou », du « vieil ami » venu secrètement en 1972, ouvrant la voie à la visite de Richard Nixon (un des rares événements diplomatiques ayant donné naissance à un opéra, « Nixon in China » ), tandis que les Chiliens pleurent Salvador Allende dont la mort pesait, on l’espère, sur la conscience de « Dear Henry »… Pour ma part, Kissinger est l’un de mes plus vieux souvenirs journalistiques, qui n’est pas sans rapport, vous le verrez, avec les sujets que nous abordons à Hors Normes.
Je venais d’arriver en poste au bureau de l’Agence France Presse à Johannesburg lorsque Kissinger et sa délégation débarquèrent à Pretoria, la capitale sud-africaine, en septembre 1976. Un authentique « Kissinger show » comme je n’en avais jamais vu, prenant d’assaut la très provinciale et endormie Pretoria (la ville natale d’Elon Musk, qui avait alors cinq ans et a peut-être vu passer le cortège de limousines…). On ironisait à cette époque sur le fait qu’en venant en Afrique du Sud, il fallait retarder sa montre de vingt-cinq ans… Alors un voyage de Secrétaire d’État était une sorte de tornade blanche (très blanche) inédite. Au passage, ce fut une des dernières missions de Kissinger : deux mois plus tard Jimmy Carter était élu et la carrière officielle du Secrétaire d’État allait s’achever, même s’il a su prospérer pendant les presque cinq décennies suivantes.
On était alors en plein apartheid, et l’Afrique australe était en ébullition. La révolution des œillets à Lisbonne, le 25 avril 1974, avait ouvert la voie à la décolonisation de l’Angola et du Mozambique, deux des pays qui participaient au « glacis » protecteur de l’Afrique du Sud, et qui allaient tomber entre les mains de mouvements de guérilla marxistes. Kissinger, à peine sorti du Vietnam, avait décidé de se refaire une santé contre-insurrectionnelle en Afrique australe, et avait tenté une aventure malheureuse en Angola, contrée par un pont aérien de Cubains venus prêter main forte au nouveau régime de Luanda.
A Pretoria, Kissinger devait rencontrer un personnage sulfureux : Ian Smith, le chef de la colonie britannique rebelle de Rhodésie (aujourd’hui le Zimbabwe), soumis à des sanctions et raciste patenté. Mais Kissinger avait besoin d’alliés pour contrer ce qu’il considérait comme un plan soviétique pour faire main basse sur l’Afrique australe. Et pour appuyer ce discours, les autorités sud-africaines avaient organisé, pour la presse internationale venue avec Kissinger, un briefing sur l’enjeu géopolitique.
Et c’est là que nous retrouvons nos sujets favoris : au centre de la démonstration, les métaux rares, comme le cobalt ou le titane, dont l’Afrique du Sud et la Rhodésie détenaient d’importantes réserves, et qui étaient indispensables, nous expliquait-on, à la défense de l’Occident. L’Afrique du Sud et la Rhodésie étaient donc le bras avancé de la défense de l’Occident face à l’ours soviétique, ça méritait bien qu’on ferme les yeux sur l’apartheid et la domination blanche ! CQFD.
En remontant le fil de ma mémoire, j’ai des échos des débats actuels, sur les métaux stratégiques de l’économie verte ou de l’industrie de défense, et dont il ne faut surtout pas qu’ils restent entre les mains exclusives de la Chine, qui a remplacé l’Union soviétique dans le rôle de l’épouvantail. Cela ne signifie évidemment pas qu’il soit sain qu’un seul pays, aux ambitions démesurées comme la Chine de surcroit, dispose d’un monopole ou d’un verrou sur des ressources stratégiques ; mais on a parfois le sentiment que l’histoire bégaye, et qu’un axe du mal en remplace un autre. Pour la petite histoire, les régimes blancs de Rhodésie, puis d’Afrique du Sud, sont tombés, sans que le monde ne s’écroule ou manque de cobalt ou de titane… L’Angola marxiste s’est enfoncé dans la corruption et fait exploiter son pétrole par les Américains, les Français et les Chinois, tandis que le Mozambique, dont le régime est toujours le même, mais assurément moins marxiste, avait confié à Total la mise en valeur de ses énormes gisements de gaz off-shore, jusqu’à ce que des djihadistes viennent semer la perturbation.
Il n’y a pas de morale à cette histoire, ça serait trop simple. Juste le souvenir d’un Kissinger au faîte de sa puissance, observé par un jeune journaliste impressionné par la machine diplomatique américaine, mais dont la vision grandiose qui l’avait attiré à l’extrémité du continent africain ne tiendra pas la route très longtemps. Le souvenir, aussi, d’un temps où on s’inquiétait -déjà- pour les minerais convoités par tous…
P.H
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.