La curieuse diplomatie chinoise d'Eric Schmidt
L'ex-patron de Google s'est rendu à Pékin cet été
Points clés :
Schmidt adoucit le ton sur la compétition en IA avec la Chine
« Les États-Unis devraient reconnaître que leur concurrent vont dominer certains domaines technologiques»
En 2019, il a pris des parts dans des sociétés IA chinoises
« La Silicon Valley s’éloigne du reste de l’Amérique »
Ce n’est jamais un détail : quand Elon Musk, Tim Cook d’Apple ou Jensen Huang le patron de Nvidia se déplacent à l’étranger, c’est une visite qu’il faut considérer comme un visite d’Etat.
Et il y a un voyage m’a interpellé cet été : celui d’Eric Schmidt en Chine.
L’ex patron de Google et ancien conseiller du Pentagone, s’est rendu cet été à Pékin, pour participer entre autres à la conférence World Artificial Intelligence Conference (WAIC).
Il n’avait pas fait le déplacement en Chine depuis deux ans. La dernière fois, c’était en compagnie de l’ancien diplomate Henry Kissinger, mort à l’âge de 100 ans en 2023. Tout un symbole quand on se sait le parcours de Kissinger, ancien conseiller à la sécurité intérieure des Etats-Unis, figure historique et controversée de la politique extérieure américaine.
L’ancien CEO de Google et lobbyiste connu de la Silicon Valley, fait donc le récit de sa visite publié dans son think tank the Special Competitive Studies Project (SCSP) et comment il perçoit la Chine d’aujourd’hui, deux ans après son passage.
Et son constat tranche avec l’approche autrefois plus critique vis-à-vis de Pékin :
“En quittant la Chine, j'en conclus que les États-Unis devraient reconnaître que leur concurrent vont dominer certains domaines technologiques, notamment la robotique, les véhicules électriques et certains secteurs de la biotechnologie. La stratégie américaine ne devrait pas présumer une supériorité générale. Washington doit plutôt se concentrer sur les domaines dans lesquels les États-Unis conservent un avantage, notamment la recherche de pointe en IA, la conception et la fabrication avancées de semi-conducteurs, et les marchés financiers qui soutiennent l'innovation à risque”. Eric Schmidt
Eric Schmidt nous avait en effet habitué à des critiques beaucoup plus dures vis-à-vis de la menace chinoise en matière d’innovation, et qui ont très certainement influencé la Maison Blanche de Joe Biden et aujourd’hui de Donald Trump. Je vous rappelle quelques unes de prises de position :
En mars 2021, Schmidt avait averti que la domination de la Chine en matière d’IA représentait une « crise nationale » pour les États-Unis.
Toujours en 2021, dans le rapport final de la Commission de sécurité nationale sur l’intelligence artificielle qu’il présidait, la NSCAI , Eric Schmidt a averti que la Chine utilisait l'IA pour promouvoir “un agenda autocratique”. , et que les ambitions chinoises risquaient de dépasser celles des États-Unis dans la décennie à venir
En 2023, Schmidt va un cran plus loin : il met en garde contre les risques militaires et géopolitiques associés à l’IA chinoise, notamment la prolifération de logiciels malveillants, la désinformation, les armes autonomes et les menaces biologiques.
En novembre 2024, Schmidt continue d’alerter sur le fait que la Chine avait réduit l’écart technologique en IA avec les USA, passant d’un retard de 2 à 3 ans à moins d’un an.
2025 : changement de ton. Schmidt co-écrit une proposition de stratégie pour une « compétition sécurisée et stable » entre les États-Unis et la Chine en matière d’IA. Il prône même une gouvernance internationale, des réglementations et une collaboration sur des projets “bénéfiques pour l’humanité”, tout en promouvant une avance technologique américaine bien sûr…
Cette posture plus mesurée marque-t-elle une ouverture dans les relations entre les USA et la Chine, dans un contexte où Donald Trump reste déterminé à stopper les avancées de la Chine, (depuis le Chips and Science Act signé par Joe Biden en 2022) en infligeant des droits de douanes et des décrets punitifs, en plaçant des sociétés chinoises sur liste noire, et de l’autre côté du monde, un défilé militaire avant-hier à Pékin exposant ses prouesses technologiques à la face du monde ?
C’est trop tôt pour le dire, mais Eric Schmidt, lui, a tout intérêt à une ouverture avec Pékin.
Et pour cause. En avril 2024, le magazine Wired révélait que l’homme d’affaires avait des connexions personnelles avec l’industrie IA chinoise, notamment lors d’une visite à Pékin en 2019. La même année, les déclarations fiscales montrent que la fondation Eric et Wendy Schmidt Fund for Strategic Innovation a investi près de 17 millions de dollars dans un fonds lié à Hillhouse Capital, une société de capital-risque qu a investi dans des entreprises technologiques chinoises, y compris des startups d'IA. Problème à l’époque : l’une d’entre elles, Yitu, a été ensuite mise sur liste noire par le gouvernement américain pour avoir fourni des technologies de reconnaissance faciale utilisées dans la surveillance en Chine.
« La Silicon Valley s’éloigne du reste de l’Amérique »
Au-delà des intérêts économiques à terme, Eric Schmidt est revenu de Chine avec une réalité toute pragmatique : loin de la hype et des déclarations tonitruantes autour de l’IA, les boîtes chinoises avancent en jouant l’intégration : Alibaba, WeChat et les autres utilisent l’IA pour des applications concrètes et scalables. Et ça marche.
C’est pour cette raison qu’Eric Schmidt a changé de ton vis-à-vis de la Silicon Valley :
Dans son essai paru dans le New York Times le 19 août dernier co rédigé avec Selina Xu, journaliste spécialiste de de l’IA et de la Chine, intitulé « La Silicon Valley s’éloigne du reste de l’Amérique », il fustige le concept d’une “AGI”, une superintelligence, pour laquelle Mark Zuckerberg et Elon Musk proposent des centaines de millions de dollars a des jeunes chercheurs pour diriger leurs laboratoires.
Là-aussi, Schmidt est beaucoup plus mesuré qu’avant, il voit l’IA certes comme un outil de hard power et de hard business, mais il veut éviter de créer une bulle financière qui décevraient les marchés américains, au profit de l’IA chinoise : d’ailleurs, il y a quelques jours, deux grandes banques Goldman Sachs et JPMorgan Chase ont exhorté les investisseurs à se joindre à la hausse des actions chinoises, avec une progression d’environ 14 % de l’indice CSI 300 en 2025, l’indice boursier qui regroupe les 300 plus grandes entreprises cotées en Chine .
Dans le New York Times, Schmidt ajoute:
« Une focalisation excessive sur l'intelligence artificielle générale risque de nous détourner de l'impact quotidien de l'IA». Comprenez : restons pragmatiques, comme la Chine le fait et le fait bien, et ne créons pas d’affolement général au risque de se détourner de l’objectif et de manquer le podium.
Hier soir, Donald Trump semble l’avoir entendu : il invitait les leaders de la Silicon Valley avec sa femme Melania, autour d’un dîner sur l’IA pour discuter des applications qui seront installées dans le système éducatif pour des millions d’Américains.
Pragmatique…on vous dit…
Marion Moreau