La grande peur du XXI° siècle : la technologie chinoise menace les États-Unis
L’un des terrains majeurs de la rivalité sino-américaine est, on le sait, celui de la technologie. La grande peur américaine est de se faire dépasser par la Chine dans les technologies qui vont façonner le XXI° siècle, et seront au cœur de la définition de la puissance dans les décennies à venir. Le plan « China 2025 », publié en 2015, et dans lequel la Chine affichait sa volonté de devenir numéro un dans toutes les technologies-clé du nouveau siècle, a sonné le tocsin à Washington ; le célèbre « effet Spoutnik » bien connu des amateurs d’histoire de la technologie et de la guerre froide ; d’histoire tout court.
Régulièrement, l’alarme retentit au Pentagone, le ministère de la défense américain, à la DARPA, l’agence chargée de la recherche dans les technologies de rupture, ou au Congrès, sur une éventuelle avance de la Chine dans telle ou telle discipline majeure. Voilà un nouveau rapport qui va alimenter la grande peur de la Chine à Washington DC : c’est une étude de l’Australia Strategic Policy Institute (ASPI), un think tank basé à Canberra et financé conjointement par les gouvernements australien et américain. L’ASPI a créé un instrument de mesure (« tracker ») des performances de chaque pays dans 44 technologies, et sa conclusion est sans appel : la Chine est en tête dans 37 des 44 domaines sélectionnés, et les États-Unis dans les sept restants. Le rapport prévient même que la Chine s’est dotée des moyens d’être leader y compris dans des technologies de l’avenir qui n’existent pas encore…
Ce rapport pose de nombreuses questions. Celles de la méthodologie, par exemple : parmi les critères, il y a le nombre de publications dans les revues internationales majeures, ou le dépôt de brevets. Mais on sait bien que ce critère, pour ne prendre que celui-ci, est purement quantitatif et n’augure pas nécessairement d’un leadership scientifique, et encore moins de ses applications concrètes. Il n’est pas sûr non plus que cette méthodologie du « tracker » prenne en compte les faiblesses chinoises internes, le retard par exemple, sur les semi-conducteurs les plus avancés, indispensables pour les superordinateurs ; ni les obstacles placés sur le chemin de la Chine par les sanctions et restrictions imposées par Washington ces dernières années.
La vraie question que ne pose pas cette étude, est finalement de savoir si c’est vraiment grave que la Chine ait de l’avance dans certains secteurs, et si c’est en freinant son développement par les moyens artificiels de sanctions et de restrictions que les États-Unis règleront le problème. Sur le premier point, les Américains font valoir que le leader dans une technologie de pointe est celui qui peut définir les normes, et qu’il y a un risque à ce que la Chine et son pouvoir communiste soit le pays qui définira les normes du reste du monde. Soit, mais peut-être y a-t-il d’autres moyens d’éviter que la définition des normes ne soit monopolisée par les Chinois, ça mérite en tous cas que la question soit posée. D’autant que la Chine pose plus de problèmes en ayant organisé un monopole sur les minerais précieux ou leur raffinage, qu’en ayant de l’avance sur telle ou telle technologie.
La seconde question porte sur le fait de freiner le développement de la Chine : elle est plus problématique encore, car elle nie le jeu de la concurrence internationale que prônent les Américains ; à condition, évidemment, que cette compétition soit équitable, sans espionnage industriel à grande échelle, ou distorsions de concurrence, on peut toujours rêver. Le risque, dans l’évolution actuelle du monde, est de voir la Chine faire elle aussi son « découplage » et développer ses propres technologies, contraignant le reste du monde à « choisir son camp », ses normes, ses technologies, ses partenaires. Pour nous Européens, c’est nous enfermer dans un tête-à-tête avec les géants américains, pas vraiment confortable. A méditer, donc, en consultant les rapports plus ou moins alarmistes qui fleurissent, et qui nous annoncent un monde peu accueillant.
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.