La résistance russe s'organise (ep.2)
Mes entretiens avec Dmitri Vitaliev, cyber-activiste russe
Bonsoir chers lecteurs,
Après un échange avec Ksenia Ermoshina qui contribue à la résistance tech au sein de la diaspora russe, j’aimerais vous partager mes discussions avec Dmitri Vitaliev, fils d’un journaliste ukrainien qui s’est rendu célèbre pour avoir enquêté le premier sur la mafia et le crime organisé en Russie.
Dmitri Vitaliev est un opposant actif à la censure numérique. C’est depuis le Canada que cet expert en cybersécurité organise la lutte en créant des solutions technologiques, pour les ONG et les médias internationaux.
Il est très intéressant de voir comment la diaspora russe s’organise autour de la censure et de l’autoritarisme numérique, parce que, au-delà d’un certain courage à défendre les populations, les solutions inventées répondent à des problèmes courants liées à la vulnérabilité des systèmes informatiques modernes.
Un hébergeur de sites sécurisé capable de résister aux pires attaques, un navigateur pair-à-pair qui récupère les contenus de médias censurés, des serveurs décentralisés locaux installés dans une dizaine de villes en Ukraine, Dmitri Vitaliev ne manque pas d’ingéniosité pour contrer le hacking et la censure Internet, notamment dans son pays natal, la Russie.
Sa dernière trouvaille : eQsat, une solution de transmission satellite basée sur la stéganographie, une méthode connue de camouflage pour faire passer des informations cachées : « On a signé avec un grand opérateur européen », confie Dmitri, après un test broadcast effectué en Asie et en Afrique. Concrètement, la chaîne TV diffusée par l’opérateur affiche du bruit ou des barres de couleur. Mais lorsque son téléspectateur connecte sa TV à une clé USB, un fichier audio, image ou vidéo compressé s’affiche. Dmitri avoue cependant que ces tests sont très coûteux, mais peu importe : « On veut être à l’avant-garde de la R&D, contrairement aux grandes entreprises du numérique qui ne jouent pas le jeu, dans les pays qui censurent ».
Le premier outil que Dmitri a développé était un simple CMS (un outil d’édition en ligne) qui a servi en 2008 à recueillir 420 preuves de violation des droits de l’Homme en Russie, rendues à la Cour européenne des Droits de l’Homme à Strasbourg.
Dmitri Vitaliev a ensuite lancé Deflect, un réseau d’hébergement décentralisé de serveurs périphériques répartis sur une douzaine de data centers, qui protègent aujourd’hui environ 1000 noms de domaines (dont Black Lives Matter et plusieurs quotidiens du Moyen-Orient), comptabilisant près de 40 millions de “hits”, le nombre de connexions de visiteurs par jour.
Sa société non-profit, eQualitie, a été créée en 2010 pour accélérer le déploiement de ses solutions : « la majorité de nos revenus proviennent des dons, et des fonds alloués aux projets de l’Internet libre (Internet Freedom) qui sont très importants depuis l’impulsion d’Hilary Clinton qui a fortement poussé pour cette cause », indique Dmitri, qui adresse aussi une partie de ses activités de cyber sécurité vers des entreprises privées, clientes de ses solutions ingénieuses.
Le Splinternet : vers un nouveau standard Internet ?
La fragmentation du réseau Internet, appelé Splinternet, est une bataille que l’homme exilé mène de front. Et pour cause, la Russie a voté pour un Internet souverain (Loi RuNet) en 2019. Même dessein pour la Chine, qui, sur d’autres principes, a opté pour un système baptisé le Grand Firewall, une forme de protectionnisme numérique, ultra contrôlé.
« La réflexion d’aujourd’hui est celle d’il y a 30 ans, à la naissance d’Internet : va-ton vers un Internet centralisé ou une fédération de réseaux sur un modèle décentralisé ? », s’interroge Dmitri. C’est sur cette réflexion, et surtout à cause des milliers de coupures réseaux de part le monde, que l’activiste s’est mis à développer des solutions qu’il code avec une équipe, en majorité russe elle aussi : Dcomms, un système de serveurs décentralisés, déployé dans 11 villes d’Ukraine, et Ceno, un navigateur peer to peer décentralisé qui permet de récupérer les contenus Internet partagé entre utilisateurs.
Depuis février 2022, début de la guerre en Ukraine, Dmitri a mobilisé les communautés russes et ukrainiennes autour de l’initiative Internet Without Borders, un hackathon qui s’est déroulé dans plus de 11 villes : Tbilisi, Yerevan, Vilnius, Varsovie, Berlin, Paris, Haifa, Prague, Riga et Amsterdam.
Les 7 et 8 décembre prochains, l’entrepreneur-activiste va rassembler une communauté élargie autour du sujet de la fragmentation d’Internet, sur la première édition de SplinterCon, à Montréal. L’événement, qui se déroule sur un mode Chatham House, convie aussi des officiels, curieux de suivre ce qui est une véritable course à l’échalote numérique : des représentants du gouvernement canadien et américain seront présents, la France n’envoie pour le moment personne…
Sur ce sujet qui préoccupe les grandes instances de la gouvernance Internet, une question se pose : le modèle d’isolationnisme techno-informationnel de la Russie peut-t-il inspirer d’autres pays ? Y a-t-il une possibilité qu'un axe de communication stratégique vers la Chine et le Moyen-Orient se forme, à l’instar des infrastructures d’approvisionnement énergétique (gaz, pétrole) par exemple ?
« C’est très difficile, vue de l’extérieur, de dire sur quoi l'isolement planifié et progressif de la Russie va déboucher. Je pense que la Russie préférerait avoir un autre réseau avec la Chine et l'Iran, et peut-être avec d'autres pays, qui ont un contrôle national très fort. Mais c'est un scénario beaucoup plus compliqué à mettre en œuvre. Ceci dit, c’était sans doute dans le plan initial de la Russie de présenter l’idée d’un Internet souverain comme un moyen de lutter contre l’Internet contrôlé « par le gouvernement américain et la CIA », argument au cœur de la rhétorique russe. Une rhétorique utilisée dès 2020 pour candidater au Forum de la gouvernance de l’Internet (IGF, Internet Governance Forum, dépendant des Nations Unies), qui se tient en 2025, en théorie à Moscou…La Norvège et l’Indonésie ont, depuis, présenté leur candidature…
Le scénario le plus simple serait que la Russie se déconnecte d'elle-même de l’Internet mondial, pour démontrer ensuite que son modèle peut continuer à exister et à fonctionner, peut-être même progresser et prospérer, en tant que réseau indépendant, souverain. Et de demander à d'autres pays de suivre son exemple. Mais il est probable qu'aucun de ces pays ne la suive si la guerre en Ukraine finit par se régler. Plus la guerre continue, plus le gouvernement russe doit renforcer son emprise sur sa population, et la dresser contre le monde occidental. Si les Russes commencent à subir plus de pertes et l'indignation de l’opinion publique, cela accélérera l’agenda vers une déconnexion du réseau russe à l’Internet global.».
M.M
ça rappelle la création de WikiLeaks...