Et si le véritable test de la relation sino-américaine au XXI° siècle était le sujet dont on a le moins parlé lors de la communication sur le Sommet de San Francisco, cette semaine, entre Xi Jinping et Joe Biden ? Je veux parler des armes autonomes, ce sujet majeur et effrayant qui menace de changer la manière dont se déroulent les guerres – et vous avez sans doute observé comme moi qu’il y en beaucoup, des guerres, en ce moment…
Le sujet ne figure pas dans les déclarations communes de fin de sommet. Les Américains étaient plus intéressés par la question cruciale pour la société américaine des précurseurs du fentanyl, cet opiacé qui fait des ravages aux États-Unis ; les Chinois par leur opération « séduction, le retour » en direction du business américain qui n’attendait que ça…
Mais les armes autonomes ? Il faut bien chercher : le dernier paragraphe d’un compte-rendu du New York Times par exemple, pour trouver la trace de la création d’un « groupe de travail » sur l’impact de l’intelligence artificielle sur les systèmes d’armements, y compris l’arme nucléaire.
Difficile, évidemment, de sauter au plafond d’excitation à l’annonce de la création d’un « groupe de travail »… Et pourtant… Cet accord sino-américain est particulièrement significatif, pour deux raisons. La première est l’enjeu : les armes autonomes -c’est-à-dire capables d’identifier une cible et de prendre la décision de l’éliminer, de se coordonner avec d’autres machines pour accomplir une mission, sans intervention humaine-, sont la nouvelle frontière des technologies militaires. Depuis des années, des négociations ont lieu dans des enceintes comme les Nations Unies, sans aboutir sur des règles du jeu communes. En gros, les pays qui n’ont pas les moyens de les développer sont pour leur interdiction pure et simple ; ceux qui en ont la capacité temporisent, et observent leurs adversaires avant de s’engager… Dans un livre qui fait référence, « The Army of None », paru déjà en 2018, l’auteur, Paul Scharre, citait les responsables de la Darpa américaine affirmant qu’ils ne souhaitaient pas développer d’armes autonomes, mais que si leurs adversaires potentiels s’en dotaient, ils seraient contraints de le faire. Une excuse du genre : « c’est pas moi qui ai commencé… » Que les deux premières puissances au monde en matière de technologie militaire décident de s’en parler n’est donc pas indifférent.
La deuxième raison est que la Chine n’a pas la longue histoire de négociations sur le désarmement que l’URSS a eu avec les États-Unis. Les Soviétiques, aujourd’hui Russes, savent négocier avec leurs homologues américains. Les récits de certains des grands sommets consacrés aux négociations sur le désarmement sont des monuments de diplomatie (voir par exemple : Guillaume Serina : Reagan-Gorbatchev - Reykjavik, 1986 : le Sommet de tous les espoirs ; Éditions L’Archipel, 2016). Jusqu’ici, la Chine a freiné des quatre fers pour ne pas s’engager sur cette voie avec les États-Unis, affirmant que son arsenal était purement défensif et ses dépenses militaires bien inférieures à celles des Américains. C’était en particulier le cas sur le nucléaire, bien que la Chine se soit lancée dans un développement important de son arsenal. Là encore, que la Chine accepte la création d’un « groupe de travail » sur les armements, avec une référence spécifique au nucléaire, est hautement significatif.
L’ouverture d’un dialogue ne signifie pas que le succès soit garanti : comme dirait Jean-Pierre Raffarin, « la route est droite mais la pente est forte »… Et, comme on le sait depuis la guerre froide, un éventuel accord de contrôle des armements ne vaut que par ses mécanismes de contrôle : « trust and verify », « faites confiance mais vérifiez », était le mot d’ordre des Américains à l’époque des grands traités avec l’Union soviétique. Avec une complication supplémentaire ici : il ne s’agit pas de compter le nombre d’ogives ou de tanks, mais de contrôler des développements technologiques impalpables. En 2007, les Américains ont par exemple été surpris lorsque les Chinois ont testé une arme de destruction d’un satellite en orbite à partir de la terre, ils ignoraient que Pékin en disposait.
L’enjeu est en tous cas tel qu’on ne peut que se féliciter, pour le bien de l’humanité, n’ayons pas peur des mots, que Chinois et Américains décident de se parler d’un sujet aussi fondamental. Cela ne garantit pas que nous ne verrons pas un jour des essaims de drones autonomes se coordonnant en route vers Gaza ou … Paris, avec pour cible une personnalité qui sera identifiée, traquée et abattue, sans intervention humaine. Science-fiction ? Espérons que ça le restera.
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.