Le 37e stratagème 第三十七计 Dì sānshíqī jì
Oh merde ! Le revoilà. Cette fois, il est chargé à bloc et à force de trinquer avec tous les convives, son teint a viré au rouge garance.
Légèrement moite, il contourne lentement la grande table de banquet, flanqué d’une longue serveuse inexpressive qui porte la bouteille de Maotai* comme une sainte relique. Il se plante devant moi et je me lève poliment en me composant un sourire d’abruti courtois. Pendant ce temps, l’esclave céleste en trousseau de polyester imitation soie remplit d’autorité mon verre. Me voilà prêt, bien malgré moi, à essuyer le feu de mon quatrième ganbei** avec M. Song.
Notre premier ganbei - pour l’amitié franco-chinoise - m’avait cramé la gargante et laissé un goût bizarre, mais idéal pour accompagner un fricassé de gnou ou un ragoût de panda faisandé.
Le second - pour célébrer notre première rencontre - m’avait fait regretter le premier.
Le troisième - pour l’avenir de notre coopération win-win - avait surtout un goût brûlant de regrets.
Alors, dans un sursaut d’instinct de conservation, je décide que le quatrième - probablement pour notre amitié naissante ? - n’aura pas le goût amer de l’impuissance. Il faut que ça s’arrête parce que je ne sais pas où ça va me mener.
M. Song, en revanche, semble très détendu. Du haut de sa petite cinquantaine, il a levé le coude sans mollir avec tous les invités. Jovial et épanoui, ses fonctions d’ami professionnel l’obligent à se farcir ce genre de banquets plusieurs fois par semaine. Il a peut-être un entrainement de compétition, mais je n’aimerais pas être son foie.
C’est comme ça, dans le nord-est. D’après les connaisseurs de la Chine, si on veut être respecté et faire du business, il faut se plier aux coutumes locales.
D’ailleurs, M. Song me l’avait bien dit : « Si tu ne bois pas comme tout le monde, c’est que t’es pas un homme et tu n’inspireras pas confiance. » Je lui aurais bien expliqué que pour nous, un homme, c’est d’abord quelqu’un qui est capable de résister à la pression des autres, et que l’honnêteté ne se mesure pas avec un éthylomètre. Mais je n’étais pas sur mon terrain et je ne le sentais pas très réceptif.
Alors, soudain épouvanté à l’idée de m’envoyer d’autres godets d’alcool de pneu, voilà que je me surprends à lui dire, avec la plus grande sollicitude et sur le ton de la confidence : « M. Song, pour vous remercier de cette belle soirée, comme vous êtes un ami, je vais vous confier un secret. Voyez-vous, j’ai grandi en Charente, patrie du Cognac (Tu parles ! Je suis de Paname, je ne bois pas et je n’ai jamais vu un pied de vigne). J’ai toujours nourri une passion pour le vin et les alcools du monde entier. J’adore ça ! Mais malheureusement, comme beaucoup de Chinois, j’ai un petit problème enzymatique. Oh, trois fois rien, mais tout de même un peu embarrassant. Par exemple vous, quand vous buvez, vous rougissez un peu et c’est tout. Mais moi, en se dégradant, l’alcool me donne des picotements dans le nez et me raidit les mâchoires. Je le sens déjà en ce moment et ce sont des signes précurseurs de quintes de vomissements irrépressibles. (un temps) Mais j’ai tellement de respect pour vos coutumes, vos traditions d’hospitalité, et je vous trouve tellement sympathique, que je me réjouis de trinquer quand même avec vous. Mais d’abord, pourriez-vous juste demander à cette jeune fille d’aller me chercher une bassine ou un grand seau ? Après quoi, je me ferai un plaisir de vomir avec vous. »
Il y a eu un léger blanc pendant lequel il a dû clairement visualiser la scène, parce que sans rien dire, légèrement hagard mais toujours souriant, il a poursuivi son tour de table jusqu’au prochain convive.
Ce n’est pas moi qui ai refusé. C’est juste lui qui a renoncé. Je ne l’ai donc pas vexé et nous sommes restés en bons termes.
Il faudrait relire Sun Tsu et ses 36 stratagèmes. Mais, sauf erreur de ma part et sans vouloir me vanter, ce 37e stratagème, c’est moi qui l’ai inventé.
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* Maotai ou Moutai : célèbre marque d’alcool blanc originaire du Guizhou. Distillé à base de sorgho fermenté, hors de prix, il est servi dans tous les banquets officiels et les diners importants. La moitié des bouteilles en circulation en Chine sont des contrefaçons, parfois moins dévastatrices que l’original.
** Faire ganbei signifie boire cul-sec. Parce qu’on n’est pas des pédés !
Bruno Gensburger, interprète de conférence indépendant en chinois, conseiller en diplomatie des affaires, ex-diplomate, ex-directeur des relations extérieures chez Sanofi (Chine) et futur cadavre.