Le Deepfake est parmi nous… Il va falloir apprendre à vivre, et à combattre les deepfake, quelle que soit notre activité, où que nous soyons.
Nous autres, journalistes, avons immédiatement frémi à l’apparition de cette technologie qui permet de réaliser des vidéos parfaites, avec mouvements des lèvres et intonations reconnaissables, faisant dire à des personnages publics le contraire de ce qu’ils pensent. Nous avons pris l’habitude d’être confrontés aux fake news, comme le montre la prolifération des sections de « fact-checking » au sein de quasiment tous les médias.
Mais attention : le deepfake ne concerne pas seulement le secteur de l’information, il concerne tout le monde. Ça peut être une arme de guerre, comme le montre la récente vidéo de Poutine appelant à évacuer les régions frontalières de l’Ukraine, diffusée par la télévision russe hackée pendant 40 minutes !
Mais ça peut être aussi, comme le rappelle le « FT », la vidéo d’un attentat au Pentagone qui a fait chuter, l’espace d’un instant, la bourse de Wall Street. C’est un deepfake, généré par une IA, mais suffisamment efficace pour faire craindre un remake du 11 septembre, avec ses conséquences sur les marchés financiers.
Ces exemples montrent ce que cette technologie peut entraîner : une panique des populations à qui leur président annonce qu’elles doivent évacuer une zone de guerre ; des investisseurs qui préfèrent vendre avant que le marché ne s’effondre… Nous avons rarement connu un tel potentiel de disruption aussi aisément accessible à tout un chacun.
Alors comment réagir ? La parade n’est pas évidente, car comme pour le fact checking des fake news qui s’est développé ces dernières années, l’antidote court derrière le poison, il a toujours un coup de retard, presque par définition. Et toutes les études montrent que le démenti d’une fausse information est beaucoup moins partagé et diffusé que le poison initial, il n’y a pas de raisons que ça soit différent avec les deepfakes.
Le seul antidote valable reste la vigilance individuelle. Peut-être est-il temps de le reconnaître, de le faire savoir, et de l’enseigner ! L’éducation aux médias dans le monde scolaire alerte déjà, et c’est salutaire, sur les pièges de l’univers numérique pour les futurs internautes qui plongent de plus en plus jeune dans la jungle des contenus en ligne.
Il est temps de développer cette culture de la vigilance à l’ensemble du corps social numérique. Nous avons tous des comportements « à risque », comme on dit dans d’autres domaines… Que celui ou celle qui n’a pas retweeté une fois dans sa vie sans vérifier l’origine de l’info, la fiabilité de la source, et donc la crédibilité du contenu que l’on s’apprête à relayer, jette la première pierre (sur qui ?, c’est encore à discuter...).
Les deepfakes vont proliférer, dans l’espace informationnel c’est une évidence ; dans l’espace politique c’est hélas prévisible ; dans la guerre hybride qui prend forme dans le monde, c’est aussi écrit d’avance… Mais sommes-nous prêts à concevoir que les deepfakes vont s’infiltrer partout, dans nos modes de consommation en ligne, dans nos réservations de vacances, dans tous les aspects de notre crédulité.
Le risque est de ne plus croire en rien, ce qui est aussi grave que de croire en tout. Alors en attendant que naissent les outils qui permettront de détecter efficacement les deepfakes et de nous alerter, il va s’agir d’être vigilant sans perdre la raison, d’être méfiant sans perdre notre capacité à faire confiance ; à être des citoyens avertis à l’heure où la technologie a la capacité de nous faire tourner la tête. Pas facile, j’en conviens, mais avons-nous le choix ?
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.