Je me souviens de ma surprise la première fois que j’ai entendu parler des « Luddites », ces ouvriers en colère de la région de Manchester qui, en 1811, allèrent détruire les machines modernes qui menaçaient leurs emplois. La répression fut féroce, les meneurs furent pendus pour l’exemple, pour dissuader toute nouvelle révolte contre la technologie.
J’ai toujours dans mon smartphone le livre en anglais de Bruce Watson qui raconte cette histoire : « The Luddites, the army that became a word » - « Les Luddites, l’armée qui est devenue un mot ». Il commence ainsi : « Par une nuit froide d’avril dans les Midlands anglaises, un groupe d’hommes déterminé a pris les armes contre le plus redoutable ennemi dans l’histoire. Leur ennemi n’avait pas de territoire, il n’avait pas d’armes, pas de soldats. Il n’avait pas de plan de bataille. Mais si ces hommes lâchaient le moindre terrain, l’envahisseur les avalerait, volant leur nourriture, leurs enfants, leur gagne-pain. (…) Leur cible : la technologie ».
Les Luddites furent ainsi nommés d’après un général Ludd qui menait la charge et dont l’existence n’est même pas prouvée. Ils étaient les pionniers de la révolution industrielle, et voyaient dans l’amélioration de leurs machines textiles une menace pour leur emploi - et donc pour leur survie, à une époque où il n’y avait aucun filet de protection sociale. Depuis, le mythe des Luddites plane comme une menace sur les sociétés industrielles.
J’ai « découvert » les Luddites alors que la révolution numérique commençait à transformer nos sociétés, nos entreprises, nos métiers, nos vies. Et je me suis toujours demandé depuis, comme beaucoup d’autres, si on aurait un jour des « néo-Luddites », inquiets de voir la technologie tuer leurs emplois et leurs vies. Cela ne s’est pas produit jusqu’ici : sans doute ici ou là un cadre stressé qui a fracassé son laptop dans un espace de coworking… Mais rien qui ressemble, de près ou de loin, à la révolte anglaise de 1811.
Cette heure est-elle arrivée avec l’essor de l’intelligence artificielle ? Je remarque que le mot Luddite est revenu dans les conversations, que la référence ressurgit, dès lors qu’on évoque les conséquences sociales des progrès fulgurants de l’IA. Il faut dire que nos sociétés sont désormais habituées à envisager le pire dans les mutations technologiques, et que les rapports et articles alarmistes sur les emplois menacés ou la déshumanisation du travail se multiplient.
Il serait imprudent de rejeter ces craintes d’un revers de la main, avec une foi messianique dans la technologie qui-créera-plus-d’emplois-qu’elle-n’en-détruira… Nous avons payé cher, et nous continuons à subir les conséquences des délocalisations non préparées et non accompagnées, et donc de la désindustrialisation des dernières décennies. Le mythe des Luddites doit nous apprendre que les révolutions technologiques subies ne produisent rien de bon : qui se souciait en 1811 d’expliquer aux ouvriers de Manchester le but de la modernisation de leurs machines ? Qui se souciait, surtout, de l’impact de cette modernisation sur la vie de la cité et pas seulement sur les dividendes des actionnaires ? Problématique du XIX° siècle qui, avouons-le, n’a que marginalement changé au XXI°…
Alors si la peur de néo-Luddites pouvait inspirer une approche humaine, sociale, en un mot, politique, de l’IA, on pourrait appeler ça un progrès. En attendant, que personne ne doute qu’un Luddite sommeille en chacun d’entre nous, gare à celui ou celle qui le réveillera !
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.