Le visage de la menace chinoise
En convoquant devant une Commission du Congrès le PDG du réseau social Tik Tok, propriété du groupe chinois ByteDance, les élus américains pensent avoir face à eux l’incarnation de la menace chinoise telle qu’elle est perçue à Washington. Or Shou Zi Chew, le PDG de Tik Tok, a plus de choses en commun avec un Mark Zuckerberg ou n’importe quel autre PDG de la Silicon Valley, qu’avec Xi Jinping et le bureau politique du Parti communiste chinois.
C’est le grand paradoxe de cette confrontation sino-américaine, qui devient chaque jour plus obsessionnelle, aussi bien à Washington qu’à Pékin. Elle ne permet plus de voir ce qui a pu être construit entre les deux mondes, et transforme tout en objet de conflit. Le réseau social Tik Tok a pris une telle place aux États-Unis (150 millions d’utilisateurs, un Américain sur deux !) comme en Europe, première véritable réussite d’une entreprise chinoise à l’internationalisation dans ce domaine, qu’il en est devenu un symbole à abattre pour de nombreux politiciens américains.
Or l’homme qui a été convoqué jeudi 21 mars devant le Congrès aurait pu diriger n’importe quelle entreprise de technologie américaine ! Shou Zi Chew coche toutes les cases de la Silicon Valley : à 40 ans, ce natif de Singapour a étudié à Londres, puis à la Harvard Business School. Il a effectué un stage à … Facebook ! Il a travaillé pour la banque d’affaires Goldman Sachs. Et il a épousé une Taiwanaise américaine rencontrée à Harvard. Son bureau n’est pas à Zhongnanhai, le « Kremlin » chinois, tout près de la Cité interdite, mais dans une tour de la très capitaliste cité-État de Singapour ! Réserviste, il peut être mobilisé en cas de conflit jusqu’à l’âge de 50 ans : pas dans l’armée chinoise, mais dans celle de son pays natal, Singapour !
Shou Zi Chew a un parcours très « américain » : étudiant brillant, banque d’affaires, puis dirigeant d’entreprise de tech. S’il se trouve aujourd’hui à la tête d’une entreprise chinoise, c’est parce qu’il a été en contact avec elle comme … investisseur. A 32 ans, il a d’abord été débauché par le fabricant de smartphones chinois Xiaomi, se trouvant au côté du Brésilien débauché de Google, Hugo Bara, lors de sa mise en orbite par le fondateur, Lei Jun, disciple de Steve Jobs devant l’éternel. Puis il est appelé par le fondateur et PDG de ByteDance, Zhang Yiming, qui l’avait apprécié lors de leurs discussions alors que Shou Zi Chew avait sa casquette de banquier d’affaires. Il devient CFO auprès de l’éphémère PDG de Tik Tok, ancien de Disney, Kevin Mayer, puis prend sa place.
Avoir un profil Silicon Valley-compatible ne signifie pas que Tik Tok et surtout sa maison mère en soient moins chinois. Et, surtout, que cette entreprise échappe au sort de tout le secteur privé chinois qui peut être requis par la loi d’aider à la sécurité nationale. C’est évidemment le point le plus délicat dès lors qu’un Américain sur deux utilise Tik Tok, et que les données des utilisateurs sont stockées dans des serveurs situés en Chine. Tout peut se négocier, à commencer par le rapatriement des data centers aux États-Unis (la même promesse a été faite à l’Union européenne). Mais toute l’ambiguïté de cette loi plaçant le secteur privé sous la coupe du pouvoir politique à volonté ne pourra pas être levée. Si la Chine veut que ses entreprises soient considérées comme des investisseurs comme les autres, elle doit commencer par éliminer cette obligation. C’est d’autant plus inutile que les États-Unis montrent bien que les liens Silicon Valley-Pentagone peuvent exister sans obligation légale, juste un intérêt commun…
En attendant, Shou Zi Chew pourra déployer tout le charme et la conviction que son mélange Singapour-Harvard lui a offert, il n’arrivera pas à calmer le sentiment anti-Pékin des élus américains. Surtout lorsque ceux-ci sont dans la surenchère entre Républicains et démocrates, mais surtout entre Républicains eux-mêmes, en pleine pré-campagne électorale américaine. Au moins, certains Congressistes auront pu méditer, en observant le jeune PDG produit de l’Occident s’exprimer dans un anglais parfait, que la menace, de nos jours, n’est plus ce qu’elle était au temps de la guerre froide, la vraie, celle avec les Soviétiques.
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.