Les ingénieurs ukrainiens ont fait une belle découverte en analysant des missiles russes non explosés et autres équipements russes capturés sur le front. Ils ont trouvé des composants occidentaux, théoriquement soumis aux sanctions. Des semi-conducteurs et autres composants, américains ou européens, qui n’auraient jamais dû se trouver là , et qui contribuent à prolonger cette guerre et faire plus de victimes.Â
On y trouve ainsi, selon un rapport à paraître, des produits Intel ou même du franco-italien STMicroelectronics. C’est évidemment embarrassant pour les industriels et pour les pays concernés, placés dans la position inconfortable de soutenir involontairement l’effort de guerre russe contre l’Ukraine qu’ils aident autant qu’ils le peuvent.
Cette découverte appelle plusieurs remarques. Sous toutes les latitudes, l’imposition de sanctions fait naître toute une économie du contournement de ces sanctions. C’est un grand classique, il suffit de regarder l’Iran, ou la Corée du Nord, deux pays qui vivent depuis des années avec certaines des sanctions économiques les plus sévères qui existent, et qui, pourtant, survivent et, dans le cas du régime de Pyongyang, se payent le luxe d’avoir développé une puissante industrie du missile balistique. L’Iran pour sa part, parvient à écouler une partie de sa production pétrolière malgré les sanctions américaines.
Il n’est pas très difficile d’imaginer les circuits parallèles qui se sont mis en place, en seize mois de guerre, pour alimenter la Russie en semi-conducteurs et autres composants électroniques occidentaux. Sur les plus de mille milliards de semi-conducteurs produits chaque année dans le monde, la traçabilité est impossible. Qui peut garantir qu’une commande de composants à destination d’un pays d’Asie centrale qui transite par le territoire russe arrive totalement à destination ? Dans le dernier « paquet » de sanctions décidées à Bruxelles -le onzième !- un mécanisme de contrôle du contournement des sanctions a été mis en place, il était temps !
Mais si on veut être positif, on relèvera que si la Russie doit se procurer des composants occidentaux, au prix fort donc, puisque ce qui est clandestin vaut évidemment plus cher, c’est qu’elle est incapable de les produire elle-même ; et que ses « amis » ne lui en livrent pas, ou pas assez. Il aurait été plus explosif de constater que les semi-conducteurs ou les composants du matériel saisi provenaient de Chine ! Or visiblement, ce n’est pas le cas, ce qui montre une réserve étonnante de la part de Pékin. En avril dernier, Xi Jinping avait juré à Emmanuel Macron qu’il ne livrait pas d’armes à la Russie, « ce n’est pas ma guerre », lui avait-il dit lors de leurs entretiens…
On notera d’ailleurs que lorsque des entreprises chinoises ont été placées par Washington sur une « liste noire » pour avoir alimenté la Russie en produits sanctionnés, Pékin a négocié avec les Américains et a obtenu qu’elles en soient retirées. Comme quoi, pendant les tensions géopolitiques, il peut y avoir une part transactionnelle dans des sujets sensibles.
Enfin, dernier élément, il y aura toujours des vautours pour roder autour des crises. J’ai compris cela il y a fort longtemps : je me trouvais à Kampala, la capitale ougandaise, dans les années 80, sous le régime de Milton Obote. Le pays vivait sous la terreur, dans mon hôtel, j’entendais les tirs la nuit, et on retrouvait des corps dans la rue le matin… Je tombais sur deux hommes d’affaires italiens dans mon hôtel, et, pendant le couvre-feu, je leur disais naïvement que ça ne devait pas être facile de faire des affaires dans cet environnement. Ils éclatèrent de rire et me lancèrent : « détrompez-vous, c’est là qu’on fait les meilleures affaires »… Leurs lointains successeurs doivent être en train de vendre des semi-conducteurs à Vladimir Poutine !
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.