自由平等博爱 - Zìyóu píngděng bó'ài
En septembre 2005, le Président de l’une de nos plus éminentes institutions (que mon devoir de réserve m’interdit de nommer), se rend en Chine à l’invitation de son "homologue", le Président de l’une des deux grandes assemblées populaires chinoises, M. Jia.
Les relations bilatérales sont au beau fixe et pour fêter le succès des Années croisées France-Chine*, (rebaptisées, Chine-France, sur les sites officiels chinois), ses hôtes organisent un magnifique déjeuner sur la grande muraille**. Le temps est radieux. L’ambiance est chaleureuse et décontractée.
La vue sur les montagnes qui se dessinent à perte de vue est grandiose. Une longue table d’honneur est dressée sur une portion suffisamment plate de l’ouvrage dragonesque. Attablés d’un côté, le Président Jia et son interprète. De l’autre, la haute personnalité française et moi.
On échange force sourires, on se congratule, on s’extasie sur le temps et la beauté du lieu. Mais, assez rapidement, l’hôte français, qui est pourtant d’un naturel enjoué et volubile, se trouve en panne d’inspiration. Fatigue ? Hypoglycémie ? Décalage horaire ? On en revient donc aux banalités d’usage, quand soudain, comme foudroyé par une révélation, il lâche péremptoire à son interlocuteur déjà conquis :
« De toute façon, M. le Président, malgré l’éloignement et nos différences, il nous est facile de nous comprendre, car je sais que nos valeurs de Liberté, d’Egalité et de Fraternité, sont aussi les vôtres. »
C’est la première fois que j’interprète pour cet homme. Je ne suis qu’un petit interprète. Il est l’un des personnages les plus éminents de l’Etat. Même si depuis 10 ans, je suis parvenu à traduire avec un flegme admirable, une quantité stupéfiante de poncifs plus ou moins creux sur l’amitié franco-chinoise***, cette fois, c’est la goutte d’eau qui met le feu aux poudres, ou l’étincelle qui fait déborder le vase. Au choix.
Je suis effondré. Comment un représentant de mon pays peut-il en arriver là, juste pour complaire à son hôte ! Pour la première fois, ma conscience se cabre et m’interdit de traduire une pareille ineptie. Je me tourne vers lui et lui dis d’un sourire navré :
« M. le Président, pardonnez-moi mais je ne sais pas si cette analogie est la plus pertinente. La Liberté n’est pas ce qui caractérise ce Régime. L’Egalité a peut-être duré un an ou deux, juste après la prise du pouvoir par Mao en 1949, quand le pays était à genoux, mais ça n’a pas duré. Et aujourd’hui, c’est sans doute le pays où les inégalités se creusent le plus. Quant à la fraternité, avec leur politique de l’enfant unique depuis 1980, ils ne savent même plus ce que c’est qu’un frère. »
Il m’écoute, un peu surpris, marque un temps, puis me tape chaleureusement sur l’avant-bras en me disant « T’as raison ! » et sans transition, il reprend la conversation avec un nouvel enthousiasme.
“Vous savez, M. le Président, l’hiver, j’adore chasser la caille blanche. Mais comme c’est très difficile de la voir sur la neige, j’ai un truc épatant pour la débusquer. C’est un sifflet qui imite le cri du mâle. Quand elle l’entend, elle se dresse sur ses pattes et comme elle a le ventre plus foncé que le reste, on la voit bien, et PAN !”
Bien sûr, je suis triste pour toutes ces pauvres cailles parties trop tôt, mais ce jour-là, c’est surtout la fierté d’avoir écouté ma conscience et mon honneur d’interprète qui me met en joie.
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* La décision politique d’organiser ces « Années croisées » (2004-05), a permis une fréquence, une richesse et une qualité d’échanges culturels uniques entre nos deux pays. Le grand défilé du Nouvel An chinois, sur les Champs Elysées à l’occasion du 40ème anniversaire des relations diplomatiques franco-chinoises, qui a réuni plus de 200.000 personnes, est resté dans les mémoires. A vingt ans de distance, on mesure combien le climat a changé.
** Construction humaine qu’on ne voit pas à l’œil nu de la lune, comme me l’a confirmé le cosmonaute Patrick Baudry, de passage à Pékin, à peu près à la même époque.
*** Peut-être en publierai-je un jour, un petit florilège.
Bruno Gensburger est interprète de conférence indépendant en chinois, conseiller en diplomatie des affaires, ex-diplomate, ex-directeur des relations extérieures chez Sanofi (Chine) et futur cadavre.
Karim Oyarzabal a eu plusieurs vies. Aujourd’hui illustrateur et auteur de bandes dessinées, Karim a été comédien en Chine pendant plusieurs années et est diplômé de l’Ecole Polytechnique.