Les blogueurs militaires russes se sont plaints ces derniers jours que l’armée ukrainienne avait un avantage grâce à la technologie occidentale. Les soldats de l’armée de Kiev voient la nuit et peuvent mener ses opérations quand les drones ou les satellites ne fonctionnent pas. Si si, ils voient la nuit.
Ça m’a fait sourire, et repenser à une histoire qui m’est arrivée il y a quelque vingt ans, quand je vivais en Chine. Je revenais d’un festival de photo chinois, à quelques centaines de kilomètres de Pékin, et j’avais dans ma voiture un personnage prestigieux, le photographe Marc Riboud, l’un des grands professionnels du XX° siècle.
A l’heure du déjeuner, nous nous arrêtons dans un restaurant d’autoroute, et je me gare près d’une jeep militaire chinoise. Un des soldats me prend à part, et me propose de lui acheter des jumelles militaires à infrarouge pour voir la nuit… Je dis à mes compagnons de voyage d’avancer au restaurant, et je négocie avec le soldat. Je finis par les acheter pour l’équivalent de 40 euros, dix à quinze fois moins cher que leur prix réel. Je cache les jumelles dans ma voiture, et rejoins mes compagnons.
Au restaurant, Marc Riboud me demande si les militaires sont toujours là, car il aimerait bien leur acheter leurs jumelles car dans sa maison de campagne, il y a un étang et il aimerait bien voir les animaux la nuit ! Je lui raconte que je les ai achetées, mais que je n’en ai absolument aucun usage, que c’était juste pour l’expérience de la négociation avec les soldats de matériel militaire… Je décide de les lui offrir.
Deux mois plus tard, je reçois un message enthousiaste de Marc Riboud. Ces jumelles ont changé sa vie, il a découvert une activité animale nocturne dans sa propriété qu’il ne soupçonnait pas, et il est ravi… Marc Riboud, qui est décédé depuis, m’a raconté plus tard qu’il ne dormait plus la nuit lors de ses séjours à la campagne, scotché à ses jumelles à infrarouge, à observer la vie animale.
La morale de cette histoire ? S’il manque au moins une paire de jumelles à infrarouge dans les stocks militaires chinois, il en manque aussi, assurément, dans ceux de l’armée russe, où la corruption et la déperdition d’équipement est certainement plus forte encore. On en a eu de nombreux exemples depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Alors, camarades blogueurs russes, le problème n’est sans doute pas tant la supériorité de la technologie occidentale, que la présence sur le front des matériels qui sont inscrits dans l’inventaire… Mais c’est évidemment une question plus délicate à poser aux officiers russes. Sinon, je peux vous indiquer une aire d’autoroute à 300 km de Pékin : les jumelles à infrarouge n’y coûtent vraiment pas cher…
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.