C’est le combat au sommet, le vrai, pas celui que les deux ados-mégalos Musk et Zuckerberg nous avaient promis cet été (on n’en demandait pas tant), mais celui de Lina Khan contre Jeff Bezos.
C’est aussi une histoire de femmes, ce qui ne manque pas d’ironie puisqu'il est ici question d’Amazon.
La plus importante, c’est donc d’abord Lina Khan, directrice de la FTC, l’agence fédérale de protection des consommateurs et de la concurrence, bombardée à ce poste à 31 ans par Joe Biden, après avoir écrit à 27 ans l’article universitaire (Amazon’s Antitrust Paradox) le plus lu et influent de l’époque contemporaine. Elle était alors encore étudiante en droit, et avait passé à peine la moitié de sa vie aux États-Unis, fille de parents pakistanais émigrés alors qu’elle avait 11 ans.
Son article renouvelait la vision des monopoles à l’heure du commerce en ligne. Il inspire directement la plainte de la FTC contre Amazon pour pratiques monopolistiques, en particulier sur deux tactiques qui concernent les vendeurs tiers sur Amazon, et le service Prime, auquel sont abonnés 170 millions d’Américains soit plus de la moitié de la population, enfants compris. Le système oblige les vendeurs à passer par Amazon non seulement pour la livraison mais aussi pour le stockage de leurs produits (dans des hangars Amazon), le service client et la promotion.
Amazon domine déjà l’e-commerce : sur 100 dollars dépensés en ligne aux États-Unis, 40 vont à Amazon. Un degré de contrôle tel qu’il n’y a plus de compétition contre Amazon: c’est un monopole.
La plainte de la FTC est aussi un enjeu énorme pour ce qui était l’une des promesses de l’administration Biden: l’engagement à lutter contre les pratiques anticoncurrentielles des Big Tech. Ou dit autrement, la promesse de mettre à jour les lois antitrust sur la réglementation du commerce.
Le terme évoque l’ère progressiste de la fin du XIXème- début XXe siècle.
C’est l’histoire racontée par la sénatrice Amy Klobuchar du Minnesota dans son livre Antitrust. Klobuchar, autre actrice incontournable de cette histoire, avait fait de la bataille pour le démantèlement des Big Tech le cœur de sa candidature aux primaires démocrates de 2020, comme Elizabeth Warren, autre sénatrice et candidate dont l’un des slogans était « Break up Big Tech ». L’engagement des deux femmes a pesé dans l’élaboration du programme de Joe Biden, qui mentionne l’antitrust et les Big Tech à de multiples reprises dans la plateforme du parti démocrate.
La thèse du livre de Klobuchar, qui se lit comme un roman, est que seule la force de l’Etat fédéral peut faire la différence.
Klobuchar évoque dans son livre le rôle crucial de la journaliste Ida Tarbell dont les enquêtes sur Rockefeller avaient lancé la première vague de l’antitrust au tournant du XXe siècle, menant au vote de la loi Clayton au Congrès et à la création de la FTC sous la présidence de Woodrow Wilson en 1914. Un portrait du New York Times raconte que Lina Khan, relisant des enquêtes de Tarbell sur Rockefeller, avait eu une révélation: le Rockefeller d’aujourd’hui, c’est Jeff Bezos.
Le génie et la spécificité de l’approche de Khan est de rompre avec l’idée que seuls comptent les prix pour estimer le dommage aux consommateurs. La plainte dénonce les pratiques d’Amazon vis-à-vis des vendeurs tiers sur la plateforme, notamment des pratiques qui n’existent pas en Europe justement parce que la réglementation y est plus stricte.
Klobuchar s’appuyait déjà sur le papier de Khan dans le dernier chapitre de son livre qui propose de nouvelles lois antitrust adaptées à l’ère des Big Tech.
Elle a mené l’effort au Congrès en 2021-2022, effort qui a failli aboutir au vote d’une loi anti monopolistique à l’été 2022: il y avait même un hashtag Twitter: #HotAntitrustSummer
Mais la loi s’est heurtée à l’opposition de la Chambre menée par le républicain Jim Jordan, élu d’extrême droite et soutien de Trump, dont les campagnes bénéficient des largesses de Google, Apple et Amazon et dont les slogans anti-Big Tech relèvent de l’hypocrisie la plus totale.
Dans son livre, Klobuchar fait remonter les racines de l'antitrust au Midwest, lorsque les agriculteurs se sont rebellés à la fin du XIXe siècle contre les pratiques d'exploitation des chemins de fer. Le mouvement s'est étendu à Washington. À l'époque, de nombreuses industries étaient contrôlées par des groupements d'entreprises connus sous le nom de “trusts”, des monopoles - dans le pétrole, la viande, les chemins de fer, le sucre, le charbon, le whisky et le tabac.
En limitant la concurrence, ces trusts ne nuisaient pas seulement aux consommateurs et aux travailleurs, ils étaient également considérés comme une menace pour la démocratie américaine elle-même, en raison de leur richesse démesurée et du pouvoir qu’elle leur conférait.
Aujourd’hui, six des huit entreprises américaines les plus valorisées en bourse sont des entreprises technologiques - sept si l'on considère Tesla comme une entreprise technologique.
Mais la dernière loi antitrust, le Clayton Act voté sous Wilson, n’est plus adapté à l’économie du XXIe siècle.
« Le Congrès heureusement n’est pas le seul shérif dans la ville » a dit Klobuchar, qui a applaudi les poursuites de la FTC tout en déplorant qu’Amazon n’ait pas voulu travailler avec le Congrès.
Cela prendra du temps, une deuxième administration Biden, ou au moins un Congrès démocrate car les Républicains sont divisés sur le sujet. Et Amazon se défendra, l’entreprise recrute déjà frénétiquement les anciens collaborateurs de Lina Khan à la Commission du Congrès chargée de la surveillance des Big Tech. Elle débauche également ses collègues actuels de la FTC.
Une affaire à suivre donc. Son issue pourrait être une part essentielle du bilan de Biden à la présidence.
Maya Kandel est chercheuse indépendante, associée à l’Université Sorbonne Nouvelle, spécialiste de la politique étrangère et du Congrès américain. Elle écrit sur les États-Unis et la politique étrangère pour Mediapart. Elle a été directrice du programme États-Unis à l’Institut Montaigne, chargée des États-Unis au CAPS (MEAE), directrice du programme États-Unis à l’IRSEM. Dernier ouvrage: Les États-Unis et le monde (Perrin, 2018).