Dans une précédente édition de Hors-Normes, je me demandais si l’Inde pouvait réellement devenir la « nouvelle Chine »… Les États-Unis et l’Union européenne font visiblement ce pari, et misent de plus en plus sur l’Inde pour offrir une alternative sur le plan technologique.
Jake Sullivan, le Conseiller national à la Sécurité de la Maison Blanche, a ainsi annoncé une initiative indo-américaine sur les technologies de rupture, et même un mécanisme de développement en commun de nouveaux armements. Parmi les domaines cités, le quantique, l’intelligence artificielle, les télécoms, les semi-conducteurs… Bref, tout ce que les États-Unis ne veulent pas voir dominé par les Chinois.
Les Européens, de leur côté, vont créer avec le gouvernement de Delhi un « Conseil technologique et commercial UE-Inde », qui aura pour but de coordonner les deux parties sur les enjeux des technologies de la transition écologique, sur des chaînes de valeur fiables et solides, ou encore sur la gouvernance numérique. Ce n’est pas exactement le même terrain que les États-Unis, mais on est, là encore, sur des sujets qui concernent indirectement la Chine.
Ces accords-cadres parallèles des deux piliers du monde occidental avec l’Inde sont tout sauf anodins. D’abord parce que depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Inde a soigneusement veillé à ne pas s’aligner sur la position occidentale. Elle a augmenté ses importations d’hydrocarbures russes, profitant d’un sérieux rabais sur les prix élevés du marché ; et elle a refusé de condamner Moscou, traditionnellement son fournisseur numéro un d’armement (même si ces dernières années, elle a commencé à diversifier ses approvisionnements, notamment avec la France, comme on le verra lors de la prochaine visite d’Emmanuel Macron au premier semestre). Le premier ministre indien, Narendra Modi, a même participé en septembre au Sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), à Samarcande, en présence de Vladimir Poutine auquel il a quand même fait la leçon (« l’heure n’est pas à la guerre »).
Mais ce « non-alignement » sur l’Ukraine ne fait pas de l’Inde un pays neutre vis-à-vis de la Chine. La rivalité sino-indienne est ancienne, et s’exprime régulièrement par des clashes sur leur très longue frontière commune. L’Inde a assisté impuissante à l’émergence de la Chine dans les années 90 et 2000, quand Pékin était choyée par les investisseurs en raison de ses infrastructures incomparables, et de sa main d’œuvre corvéable à merci ; les perceptions sont en train de s’inverser (comme la courbe de la population), avec les errements chinois sur le Covid, le risque politique, et l’affaiblissement relatif d’une « usine du monde » fiable et peu chère. L’Inde se positionne pour prendre le relais, en tentant de rattraper son retard, malgré des handicaps structurels certains.
Alors l’Inde est-elle, sans le dire, en train de basculer dans le camp occidental face à la Chine ? Il serait sans doute plus juste de dire que Narendra Modi est d’abord un nationaliste hindou, qui comprend bien que la seule chance aujourd’hui de faire émerger la puissance indienne est de l’accrocher à la technologie occidentale, profitant de l’impopularité chinoise. Cela n’en fait pas nécessairement un allié inconditionnel des Occidentaux, loin de là, et ça ne changera vraisemblablement pas sa position sur l’Ukraine, il n’y a aucun intérêt.
2023 est en tous cas l’année de l’Inde, courtisée, et qui préside aussi bien le G20 que l’OCS (l’Organisation de coopération de Shanghai), deux plateformes dont elle espère faire le meilleur usage - pour son propre intérêt.
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France Inter et à l’Obs, et Président de Reporters Sans Frontières