Il y a deux définitions – mais surtout deux visions- derrière le concept si galvaudé de Startup Nation. La plus récente est celle donnée par le Président Macron en avril 2017, quelques jours avant le résultat de sa première élection :
On retiendra la seconde, née d’un livre, Israël, la nation Startup, les ressorts du miracle économique israélien de Dan Senor et Saul Singer, préfacé par Shimon Pérès et paru en 2009. Cet ouvrage fait naître le concept d’une nation de startups qui n’a d’autres choix que d’innover « au pied du mur ». Il s‘agit de décrire comment tout un écosystème (universités, Armées, innovateurs, investisseurs) se mobilise autour des intérêts de sécurité nationale d’une part, et de nourrir les exportations d’innovations par la manne d’investissement étranger d’autre part.
C’est précisément le concept israélien qui est en passe de devenir une réalité pour l’Ukraine, croulant sous les bombes depuis plus de 1000 jours. En septembre dernier, on dénombrait 1 million de morts russes et ukrainiens en cumul (selon le Wall Street Journal ) et la population ukrainienne sacrifiée de 10 millions d’habitants selon l’ONU.
1200 startups créées depuis le début de la guerre
Justin Zeefe est investisseur, à la tête de Green Flag Ventures, une société de capital risque basée à Londres, qui investit principalement dans les solutions innovantes utiles à la défense de l’Ukraine. Il est aussi membre du European Defense Investor Network, un club qui réunit différentes parties prenantes : politiques, entrepreneurs, investisseurs et journalistes.
« Depuis l’invasion russe, plus de 1 200 entreprises innovantes ont été créées, contribuant directement aux succès défensifs et offensifs (…). Cette poussée d’innovation dans le domaine de la défense reflète l’essor d’Israël dans les années 1990 en tant que « Start-up Nation», capitalisant sur les circonstances pour construire un formidable écosystème technologique qui répond aux besoins immédiats en matière de défense et positionne l’Ukraine comme un fournisseur de technologie clé pour l’Occident », écrit-il sur sa page LinkedIn.
L’Ukraine est-elle en passe de devenir une Startup Nation, selon la définition de Senor et Singer ?
Il semble que oui, mais il est encore un peu tôt pour l’affirmer complètement. Les signaux forts (voir mes reportages à Lviv) montrent que la guerre électronique mobilise tout le secteur des technologies (drones et communications san fil en priorité). Les signaux faibles indiquent eux que l’investissement en provenance de l’étranger peuvent à terme « faire sortir » des innovations majeures, exportables.
Il faut rappeler que l’Ukraine était jadis une terre fertile pour l’outsourcing informatique : En 2017, l'Ukraine était le premier pays d’externalisation IT selon la Global Sourcing Association, et le plus grand exportateur de services informatiques en Europe. La part de l'industrie informatique dans le PIB ukrainien était alors de 4 %.
Pour relancer son économie, le ministère ukrainien de la Transformation numérique, en collaboration avec le Lviv IT Cluster (voir mon interview), a récemment lancé CodeUA, une place de marché pour les startups et des clients étrangers. Les clients peuvent accéder à des services de développement de logiciels, de conseil informatique, de cybersécurité, de Big Data, de conception, de support technique, etc.
Si nombre de développeurs et d’élites techniques ont fui le pays dès 2022, ceux qui sont restés travaillent souvent directement pour l’Armée. On comptabilise aujourd’hui 2118 entreprises tech (source IT Research Ukraine) encore actives dans le pays, et le ministère de la Transformation numérique ukrainien annonce plus de 2 600 startups au sein de son écosystème.
Diasporas actives
Misha Rudominski, fondateur d’Himera basé à Kiev en fait partie. Ce brillant ingénieur passé a conçu une radio portative universelle intégrant la technologie FHSS, une méthode bien connue de transmission de signaux par ondes radio en aléatoire. La batterie est conçue pour une autonomie de 4 jours et le système permet une transmission encryptée sécurisée via le système MANET (Mobile Ad Hoc Network). La startup fondée au début de la guerre avait réussi à convaincre des investisseurs en dehors du pays d’investir 500 000 dollars en mars 2024, elle a relevé des fonds en octobre dernier, notamment auprès de VCs londoniens.
Les diasporas de l’étranger peuvent à la fois être investisseur, entrepreneur, ou les deux. Alex Fink est et Serhii Kupriienko sont basés à Austin au Texas, et ont fondé Swarmer en juillet 2023. Ensemble, ils développent un système d'exploitation autonome piloté par intelligence artificielle pour les drones coordonnés, permettant à un opérateur de gérer des essaims entiers. L’entreprise avait levé 50 000 dollars en août dernier auprès de Brave-1, le pôle ukrainien « Defense Tech » cofondé par plusieurs ministères, dont le ministère de la Transformation numérique et le ministère de la Défense. Swarmer est notamment soutenue par le Fonds Green Flag Ventures à Londres et des investisseurs américains.
La startup Kara Dag, dont le nom est inspiré d’un volcan qui signifie en tatar « montagne noire » dans la région de la Crimée, a été fondée en 2023 par des ingénieurs ukrainiens et américains, qui ont inventé un système de détection de drones, baptisé Obriy, qui analyse par IA les communications de radio fréquences (RF). La startup qui a plusieurs fonds d’investissement à son board, fait la promotion de son système non seulement à usage militaire, mais s’adresse aussi aux fermiers, aux garde forestiers, ou aux propriétaires qui auraient besoin de détecter et sécuriser leur zone.
Il est intéressant de voir que les startups citées plus haut positionnent leurs produits sur un usage dual : militaire et civil.
50 millions de dollars d'investissement dans la Defense Tech
L’écosystème tech ukrainien attire de plus en plus de capitaux : « les startups de défense sont en passe d'attirer jusqu'à 50 millions de dollars d'investissement cette année, soit une augmentation significative par rapport aux 5 millions de dollars de 2023 », selon une étude de la Kyiv School of Economics (KSE) et de Brave-1.
Par ailleurs, le Fonds ukrainien pour les startups a tout récemment rejoint l'Europe Startup Nations Alliance (ESNA) qui regroupe 26 pays de l’UE, une initiative européenne visant à soutenir et à développer les écosystèmes de startups.
Bien que des langues se délient sur l’opportunisme de la Silicon Valley à mettre la main sur les brillants ingénieurs en IA notamment, et que la possible reconstruction du pays attire les entreprises qui y viennent déjà pour faire des (bonnes) affaires, il n’en reste pas moins que l’Ukraine, ce pays qui innove au pied du mur, devraient absolument intéresser Paris, Madrid, Berlin, Lisbonne, et les autres écosystèmes tech de l’Europe.
Comme me le confiait hier le patron d’un des plus célèbres fonds d’investissement dans l’économie des startups : « La Defense Tech, c’est pour moi le premier critère ESG (environnement, Social, Gouvernance) C’est indispensable ».
Voilà de quoi réconcilier les deux définitions de la Startup Nation.
M.M
Erratum sur le chiffre de pertes du côté russe et ukrainien en cumulé, le 02/12 à 18h33
Joli tour d'horizon qui invite à s'interroger sur comment aborder le problème le plus important de notre époque.