"On assiste à une remise en cause de l’interface hommes-machines"
Bernard Ourghanlian, ancien directeur technique de Microsoft France, livre son regard dans ce numéro d'Hors Normes #9
Bernard Ourghanlian a passé 25 ans chez Microsoft comme CTO et CSO pour la firme américaine. Interview.
Quelle est votre vision du monde technologique aujourd’hui ?
Globalement, tous les pays reviennent à une logique plus souverainiste, pour ne pas dire plus isolationniste que celle qu’on a pu voir après la chute du Mur de Berlin. On est finalement en face d’un monde qui en train de se reconstruire, en faisant encore référence de manière claire à l’existence des frontières terrestres, que le numérique pouvait avoir eu la tentation d’abolir, cela se voit au niveau du marché du Cloud. On a d’ailleurs vu en France la montée vertigineuse du souverainisme, porté en premier lieu par Emmanuel Macron, et le numérique n’y coupe pas.
Que savez-vous du rôle de Microsoft dans la guerre en Ukraine ?
Il y a bien eu un canal de communication direct entre Microsoft et les entités ukrainiennes chargées de la cyber défense, ce canal existe toujours. On continue de faire bénéficier à l’Ukraine l’intelligence technique de Microsoft. Nous avons l’avantage de collecter 27 000 milliards d’événements en matière de cyber chaque jour sur l’ensemble des services cloud et tout ce qui peut provenir des solutions anti-virus. Ça permet d’observer ce qu’il se passe. On avait commencé d’ailleurs à observer l’attaque de NotPetya en 2017 qui avait fait de gros dégâts à l’échelle mondiale.
Concrètement, Microsoft identifie depuis des années des groupes de cyber attaquants, que l’on répertorie à travers des numéros et dont on connaît bien les différents mécanismes d’attaque. Dans ces groupes, il y a la fois des officines étatiques ou pseudo étatiques, et il y a un lien étroit avec les communautés du grand banditisme. Il y a bien des échanges entre ces différents mondes.
Qu’est ce que ChatGPT vient percuter le plus selon vous ?
Je suis de très près ChatGPT depuis sa création, car nous avions des liens de partenariat entre Microsoft Research et OpenAI. Nous avions mis en place l’infrastructure qui a permis de mettre en place GPT2 puis GPT3, et enfin ChatGPT, aujourd’hui intégré au moteur de recherche Bing.
Il y a une remise en cause de l’interface hommes -machines
Mais il y a plusieurs défis face à l’IA générative. Des défis économiques, sociétaux aussi. D’abord, ce type de modèle linguistique nécessite énormément d’infrastructure. Pour vous donner une idée, GPT 3 a un modèle qui intègre 175 milliards de paramètres, et GPT4 100 000 milliards de paramètres, donc ça nécessite énormément de hardware pour les faire tourner, les entrainer et les exécuter.
Concernant Bing (le moteur de recherche de Microsoft, nldr), c’est une attaque frontale à Google. On assiste à une situation de crise chez eux, avec une réaction violente et paniquée. Microsoft attaque Google au coeur de son modèle de revenus, à savoir la publicité sur son moteur de recherche. Si on leur prend 1 point de part de marché, c’est tout de suite 2 milliards de revenus supplémentaire. Le marché de la recherche va continuer de s’effondrer.
D’autre part, il un a défi sur l’utilisation massive de composants électroniques. Et cela pose une question géopolitique. Les nouveaux processeurs Nvidia sont totalement interdits à la Chine… Il va donc falloir disposer de capacités hardware énormes, et dans le domaine du search, cela va avoir un impact extrêmement important.
Les News
Connaissez-vous l’art du spamouflage?
Les personnages présentés ci-dessous comme des journalistes de la (fausse) chaîne Wolf News sont totalement deep fake et n’existent que par l’utilisation de vidéos fabriquées grâce à l’intelligence artificielle. Et ce qui est nouveau et nous intrigue, c’est que ces personnages, qui font les bulletins d’actualité chinoise, sont fabriquées à partir de technologies qu’on trouve dans le commerce... Le site spécialiste de l’analyse des medias sociaux Graphika a enquêté et révèle que les présentateurs de Wolf News avaient été "quasi certainement" créés au moyen d’une technologie développée par une société britannique appelée Synthesia, qui ne vend à priori pas sa technologie à des fins de propagande.
Lobbying : Alibaba et les 40 donneurs
Comme nous l’observions dans une précédente édition d’Hors Normes sur le recrutement d’anciennes personnalités politiques au sein de TikTok USA édité par la la société chinoise ByteDance, le lobbying est une méthode d’influence majeure probablement sous-estimée sur le plan de sécurité nationale. Selon l’ONG OpenSecrets, une organisation basée à Washington qui suit les données de financement des campagnes et de lobbying, ces profils-clés sont très utiles pour assoir l’influence d’un mastodonte comme Alibaba en terre américaine. Une influence qui passe par le soutien en financement de campagnes électorales : le géant chinois Alibaba a dépensé entre 2,5 millions de dollars en lobbying aux États-Unis en 2022, et 3 millions de dollars en 2021, selon OpenSecrets.
Depuis les élections de mi-mandat de 2014, l’ONG observe qu’Alibaba a orienté ses fonds vers le Parti démocrate, avec des dons de plus d’ 1,2 million de dollars lors des élections de 2020. Toujours selon OpenSecrets, 14 000 dollars sont allés dans les caisses du parti de Joe Biden.
Fin 2022, 19 des 30 lobbyistes professionnels embauchés par Alibaba avaient travaillé pour le gouvernement fédéral américain et le Congrès, dont quatre anciens législateurs fédéraux.
Câbles sous-marins : La Chine se retire du pipeline Asie-Europe
Le consortium Sea-Me-We 6, qui comprend Microsoft, Orange et Telecom Egypt, a choisi la société américaine SubCom pour construire la ligne Internet par câble sous-marin, longue de 19 200 km reliant l'Asie du Sud-Est à l'Europe occidentale, et dont le coût est estimé à environ 500 millions de dollars. Conséquence: deux groupes publics chinois se retirent de l’appel d’offres. Une manche ratée qui cache à peine la rivalité sino-américaine dans la maîtrise des technologies et infrastructures de premier plan.
Environ 95% du trafic Internet intercontinental - données, appels vidéo, messages instantanés, e-mails - est transmis via plus de 400 câbles sous-marins actifs qui s'étendent sur 1,4 million de kilomètres.
Ballon chinois : un vaste programme d’espionnage ?
Selon les USA, le ballon qui a survolé le territoire américain est l’arbre qui cache la forêt. Anthony Blinken en est persuadé, et s’appuie sur les conclusions du premier rapport suite à l’analyse des débris récupérés par les plongeurs de ce qui reste du '“ballon météorologique” équipé de plusieurs antennes. Il s’agirait donc d’un vaste plan d’observation de la part de la Chine qui a déjà fait voler plusieurs ballons sur plusieurs continents, mais soutient la thèse d’un programme d’observation scientifique, et non militaire.