Parcs - 公园 - Gōngyuán
Il doit avoir dans les 65 ans. Ou pas tellement plus. On se demande comment le poids du pare-brise noir en lévitation qui lui tient lieu de lunettes de soleil peut se maintenir sur une telle absence de nez. Immobile dans son vieux blouson en toile, il est pétrifié dans la posture hiératique de celui qui retient à deux mains le fil invisible d’un cerf-volant imaginaire. Légèrement incliné, en appui sur sa jambe arrière, il fixe le ciel en silence depuis de longues minutes. A dix mètres de lui, une dame, dans une robe à volants mauves et blancs, enlace affectueusement le tronc d’un petit arbre qui en a vu d’autres. Elle psalmodie quelque chose d’indistinct que les feuilles traduisent peut-être aux racines. Elle non plus n’est pas toute jeune. Sans doute de la même génération que la dame au chapeau-cloche qui, à deux pas du petit kiosque en pagode décati, marche vaillamment à reculons en se tapotant les épaules avec une régularité de métronome. Main gauche, épaule gauche. Main droite, épaule droite. Concentrée sur sa cadence binaire, elle ne remarque pas l’homme qui, à intervalles syncopés, pousse des cris de chat-huant ébouillanté. C’est de l’opéra, me dites-vous ?!? Pardon. J’ignorais, mais qu’importe.
Aucun n’est ému par la grâce des effrayants moulinets que dessine le sabre de la jeune octogénaire dont le terrible regard de statue ne me rassure qu’à moitié.
Mais en voilà un qui vient vers moi avec un doux sourire. D’un pas débonnaire, il balance d’avant en arrière ses bras prolongés deux cages recouvertes de tissu bleu: “C’est pour muscler les pattes de mes oiseaux et renforcer leur équilibre”, m’explique-t -il. Je m’étonne. Il s’étonne de mon étonnement. Celui-ci au moins n’a pas l’air dangereux pour deux sous, mais comme je sens qu’il est plein travail, je m’éloigne poliment vers un petit attroupement silencieux.
En son centre, un homme au visage parcheminé. Parallèle à son pantalon en accordéon, il tient verticalement un long pinceau à eau, alimenté par un fin tuyau branché sur une bouteille en plastique scotchée à mi-hauteur du manche. A reculons, il dessine des poèmes sur les dalles en ardoise. Les derniers caractères, noirs et brillants, naissent à mesure que les premiers s’évanouissent. Rares sont les fois où le texte est visible tout entier. S’il s’agissait d’un pamphlet antigouvernemental, le corps du délit s’évaporerait avant même l’arrivée de la Police. C’est le charme de la calligraphie évanescente.
Plus loin, trois femmes, à coups de Tai T’chi*, découpent lentement dans l’espace un triangle de sérénité. Par contraste, tout ce qui se trouve à leur périphérie semble en proie à une agitation incompréhensible.
Je ne m’attarderai pas sur le quinquagénaire qui bat mécaniquement de ses avant-bras, le tronc d’un arbre résigné, et je vous pose la grande question : où sommes-nous ?
Dans un asile de fous ? À Charenton ? Pas du tout. Nous sommes dans un parc à Pékin, à Kunming, à Chengdu, ou n’importe où en Chine vers les 06h00 du matin.
La société chinoise, malgré toutes ses imperfections, continue de recéler dans ses jardins publics, des havres de libre expression et de défoulement totalement décomplexés. Ce sont probablement les seuls lieux en Chine où le regard de l’autre ne compte pas et où on peut se faire du bien sans rougir.
Dans un contexte européen, des comportement similaires dans l’espace public feraient sans doute l’objet de signalements aux forces de l’ordre ou pourraient vous conduire à la camisole. Mais la dureté du monde chinois a su préserver ces formes d’exutoires traditionnels, véritables instruments de régulation physiques et psychologiques pour une population souvent mise à rude épreuve. Si infimes soient-ils, ces jardins sont autant de microbulles indispensables à l’équilibre et à la bonne flottaison de l’individu, comme du corps social. J’ignore ce que tout ceci vous inspire, mais si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais poursuivre ma flânerie en vous souhaitant bien le bonjour.
* Le Tai-chi ou Tai-chi-chuan ou Taiji quan (太极拳) est un art martial ancestral d’inspiration taoïste basé sur un enchaînement de mouvements lents, sorte de chorégraphie privilégiant la souplesse à la force et dont la pratique s’est répandue jusqu’au jardin du Luxembourg, le matin de bonne heure.
Bruno Gensburger, interprète de conférence indépendant en chinois, conseiller en diplomatie des affaires, ex-diplomate, ex-directeur des relations extérieures chez Sanofi (Chine) et futur cadavre.
Karim Oyarzabal est illustrateur et auteur de bandes dessinées. Karim a été comédien en Chine pendant plusieurs années et est diplômé de l’Ecole Polytechnique.