死刑 Sǐxíng
Le monde chinois est déjà suffisamment compliqué et difficile à décoder comme ça, si en plus les traductions des concepts-clefs sont mauvaises, ça ne va pas faciliter la compréhension mutuelle. Et par les temps qui courent, il serait préférable d’éviter les regrettables méprises, les tragiques malentendus et autres vitrifications malencontreuses.
Alors, oui, nous nous sommes accommodés de traductions ineptes pendant des décennies, comme par exemple la fameuse 8e Armée de route* ( 八路军 ) pour désigner la 8e Armée (tout court) de Mao. Mais l’erreur restait amusante et sans conséquences.
Plus près de nous, ne trouvant personne (d’autre que moi) pour s’y opposer, les Chinois sont parvenus à imposer insidieusement certaines traductions, pas nécessairement fausses, mais clairement tendancieuses.
Par exemple, ce qui a toujours été dans le passé « franco-chinois », comme l’amitié, la coopération, les initiatives, etc., est devenu progressivement « sino-français » dans tous les discours officiels. Présumant une maladresse ou une méconnaissance de nos usages - bien excusable pour des gens qui font l’effort de parler notre langue, diront certains - les Français ont laissé faire, et partout, le franco-chinois est devenu sino-français, l’euro-chinois, sino-européen, et ainsi de suite, sans que personne ne s’en émeuve.
Pas de quoi fouetter un panda, me direz-vous. Juste un signe révélateur de la propension constante de nos amis à avancer, et de la nôtre à reculer, y compris dans la phraséologie.
Cette dérive a d’ailleurs coïncidé avec l’arrivée des Loups combattants ou Loups guerriers, qu’il aurait été plus juste de traduire par « Chiens de guerre » ou « Pitbulls ». Pourquoi ? Parce qu’en français l’expression loup combattant n’existe pas et peut prêter à différentes interprétations, alors que chien de guerre existe déjà et traduit exactement le vouloir-dire chinois.
J’ajouterai également que, malgré sa cruauté, le loup reste pour nous, auréolé d’une certaine noblesse* dont le chien de guerre est totalement dépourvu.
Ensuite, dans la rubrique "Traduit avec les pieds", on trouve aussi La ceinture et la route, traduction littérale du chinois 一带一路 - Une ceinture, une route - qui démontre avec éclat (de rire) que la plus grande fidélité aux mots (surtout à ceux d’un slogan tartignole), aboutit à la plus grande trahison du sens.
Ainsi, Les Nouvelles routes de la soie, initiative du président Xi, auraient mérité mieux qu’une obscure dénomination triviale, dépourvue de souffle et ne connotant pour nous que ceinture et bretelles. Mais Pékin a tenu à conserver les mots du grand homme au détriment de leur effet. Après tout, cela ne nous regarde pas, même si je ne peux m’empêcher d’y voir le signe inquiétant d’une rationalité déviante.
En revanche, quand l’UE déclare qu’elle considère la Chine comme un rival systémique 制度性对手 et que celle-ci traduit le concept par 系统性对手 rival systématique, il y a danger. Comment ne pas voir qu’il s’agit-là de deux notions différentes, susceptibles de brouiller gravement la perception qu’ont les Chinois de la psyché et des intentions européennes ?
En effet, le rival systémique 制度性对手 est celui qui tente d’imposer de manière agressive la domination de son système de valeurs à autrui, alors que le rival systématique 系统性对手, lui, combattrait, de manière réflexe ou automatique, tout ce qui émanerait de l’autre partie. Le choix de l’UE de qualifier la Chine de rival systémique, est le résultat d’une analyse raisonnée, portant sur des sujets de gouvernance, et non le fruit d’une posture d’hostilité mécanique et d’opposition irrationnelle face à tout ce qui viendrait de Chine, comme le suggère, à tort, le mot 系统性 systématique en chinois. Dieu merci, on n’en est pas encore là.
Habituellement, c’est le Waijiaobu*** qui fait autorité pour les traductions officielles et la terminologie correcte à adopter dans les relations internationales. Il ne serait pas inutile qu’il remette d’équerre, sur ce point précis, sa communication et celle des médias nationaux pour éviter la propagation de ce regrettable amalgame.
Même si cette erreur de traduction a l’avantage, pour les Chinois, d’évacuer de facto le débat sur la confrontation des systèmes de gouvernance, il serait dommage, qu’en nous imputant leur propre manque de nuances, les officiels, les médias et la population chinoise ne perçoivent l’UE que comme un bloc immature, capricieux, enfermé dans une posture d’hostilité irrationnelle et obtuse.
Voilà pourquoi, compte tenu des dangers que nous fait courir cette engeance maudite, je réclame le rétablissement de la peine de mort pour les mauvais traducteurs !
---
* Extraordinaire toute-puissance de la chose écrite ! Personne ne s’est jamais demandé ce qu’était une armée de route…
** Lire La mort du loup d’Alfred de Vigny
*** Waijiaobu***: Ministère chinois des Affaires étrangères (alias Ministère des Affaires barbares)
Études de caractères, la chronique de Bruno Gensburger, interprète de conférence indépendant en chinois, conseiller en diplomatie des affaires, ex-diplomate, ex-directeur des relations extérieures chez Sanofi (Chine) et futur cadavre.
Karim Oyarzabal est illustrateur et auteur de bandes dessinées. Karim a été comédien en Chine pendant plusieurs années et est diplômé de l’Ecole Polytechnique.
You rock Bruno !!🔥