Si vous travaillez dans le secteur de la Tech, saviez-vous que l’innovation était un enrichissement de la théorie marxiste sur les forces productives. Et que cette percée conceptuelle est due à nul autre qu’au camarade Xi Jinping, Secrétaire Général du Parti communiste chinois.
Ce n’est (hélas) pas une plaisanterie. C’est ce qu’explique un récent commentaire tout à fait officiel de l’agence Xinhua, organe central d’information chinois, dont le directeur a rang de ministre. Ce long commentaire de Xinhua est publié à l’issue d’une session d’étude du Bureau politique du PCC, et met fin à l’un de ces suspenses dont la vie intellectuelle chinoise a le secret : en septembre dernier, lors d’un voyage dans la province du Heilongjiang, dans le nord de la Chine, Xi Jinping a parlé des « nouvelles forces productives », sans expliciter cette percée conceptuelle. En plus de Xinhua, le Quotidien de l’économie publie une page entière consacrée à ces désormais fameuses nouvelles forces productives.
Ce commentaire de Xinhua, signalé par l’excellente newsletter spécialisée Sinocism, nous explique donc que les NFP (chic, un nouvel acronyme) sont un enrichissement de la pensée économique de Xi Jinping. Elles « apportent la direction scientifique indispensable pour nous aider à promouvoir un développement de haute qualité dans ce nouveau voyage destiné à renforcer le pays et redynamiser la nation ». Que sont donc ces providentielles NPF ? Réponse (accrochez-vous) :
« Les nouvelles forces productives sont dominées par l’innovation, s’éloignant des modes de croissance économique traditionnels et des voies de développement de la productivité. Elles se caractérisent par une haute technologie, une efficacité élevée et une qualité élevée, en adéquation avec les qualités productives avancées du nouveau concept de développement. Elles sont stimulées par des avancées technologiques révolutionnaires, une allocation innovante des facteurs de production, et une transformation et une modernisation en profondeur des industries. Leur contenu de base permet la progression des travailleurs, de moyens de travail, d'objets de travail et de leur combinaison optimale, avec une augmentation significative de la productivité totale des facteurs comme indicateur de base. Leur caractéristique est l'innovation, la clé est la haute qualité et leur essence est la productivité avancée ».
Ce charabia idéologique revient à dire ce que tout startupper chinois, américain ou français de 20 ans sait de l’innovation. Il est révélateur du retour en force de l’idéologie dans la période actuelle. Le plus étonnant est que le même Bureau politique, c’est-à-dire l’organe central de 25 membres qui dirige ce pays d’1,4 milliard d’habitants, a eu par le passé des sessions d’étude assez novatrices : dans quel autre pays, la direction politique a-t-elle consacré une journée entière à comprendre les enjeux de l’intelligence artificielle comme l’a fait le BP du PCC en 2018 ? Combien de membres du gouvernement français étaient-ils compétents sur les enjeux de l’IA en 2018 (ou le sont aujourd’hui) ? Même chose sur le quantique ou d’autres secteurs innovants. Mais qu’en 2024, on ait besoin d’en recourir à ce verbiage idéologique pour vanter les mérites de l’innovation et de la modernisation de l’appareil productif en dit long sur le marasme que traverse actuellement la Chine.
Cela ne signifie absolument pas que la Chine soit incapable d’innover, je crois plutôt le contraire. Mais ses chercheurs et ses ingénieurs innovent malgré ce carcan, et pas, comme on a pu le croire un moment, grâce à un dirigisme qui avait su concilier volonté politique, moyens financiers, et liberté entrepreneuriale. Le succès chinois sur la voiture électrique repose sur cette alchimie rare entre une volonté d’État puissante, et une innovation libérée d’entrepreneurs tentant leur chance. Mais ce succès trouve ses origines dans les années 2000, pas dans la pensée économique de Xi Jinping et ses NFP.
Une pensée compatissante pour tous les cadres du Parti, à tous les niveaux de l’appareil, et en particulier ceux qui sont dans les entreprises, qui vont passer des heures de « rééducation » dans les séminaires obligatoires de l’école du PCC, et qui vont devoir apprendre par cœur le commentaire de l’agence Xinhua et des passages entiers de la PXJP (Pensée Xi Jinping, retenez l’acronyme). Autant de temps qu’ils passeront sans innover, paradoxe suprême !
P.H.
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.