Et si les premiers à perdre leur emploi à cause de l’intelligence artificielle n’étaient ceux auxquels vous pensez ? Quelques 200 000 membres du clergé chiite en Iran ont en effet du souci à se faire. Certains mollahs technophiles réfléchissent à faire rédiger les textes religieux, y compris les fatwas, avec l’aide d’IA génératives. Le temps de rédaction d’une fatwa, un avis juridique émis par la hiérarchie religieuse, pourrait ainsi passer de 50 jours à 5 heures…
C’est assez inattendu, je dois avouer, ayant visité la très traditionnelle ville sainte de Qom, en Iran, où vivent quelque 100 000 membres du clergé chiite. Pas grand-chose à voir avec la Silicon Valley, même s’il n’est pas rare de voir un mollah accroché à son smartphone, ou de jeunes apprentis religieux travailler sur leur PC comme tout salarié dans son espace de coworking.
Mais c’est quand même assez vertigineux. Cela fait penser à l’apparition de l’imprimerie de Gutenberg, au XV° siècle, qui a littéralement condamné au chômage des armées de moines copistes qui copiaient à la main des ouvrages religieux. Les plus doués les agrémentaient parfois d’enluminures, en or pour les plus raffinées. Ils pouvaient se faire un nom au sein d’une population lettrée fort limitée. L’imprimerie a été une véritable révolution, dont les avantages ont été tels qu’on en a oublié les victimes « sociales » collatérales, ces fameux et oubliés moines copistes.
Peut-il en être de même avec le clergé chiite ? La question est sérieusement abordée dans un article du « Financial Times » qui cite un notable de Qoms pour qui « l’IA ne peut pas remplacer un membre du clergé, mais peut devenir un assistant de confiance ». Le champ des questions ouvertes par cette idée est illimité… Certes, des dignitaires religieux dotés d’une autorité supérieure auront le dernier mot sur les fatwas ; mais remplacer une armée de dévoués croyants, animés d’une foi sans failles, par une IA par définition sans croyance spécifique, n’est pas sans risque.
Une IA générative est évidemment alimentée par les données qu’on lui fournit, et on peut compter sur les mollahs pour en expurger toute pensée ou fait dissident ou hérétique. Néanmoins, comment réagirait un membre du clergé chiite confronté à une réponse d’IA qui lui offrirait un raisonnement fondé sur les données dont elle dispose, mais qui irait à l’encontre des dogmes de la religion ? C’est évidemment une possibilité à ne pas exclure dans la mesure où la réponse religieuse à une question posée n’est pas nécessairement celle qu’appellerait la rationalité des faits, mais celle qu’impose un tissu de croyances et de tabous sacrés. L’IA peut-elle être programmée pour donner au sacré la place qu’elle a dans l’esprit d’un dignitaire chiite ?
On peut rêver, mais l’IA du clergé de Qoms, sur la base de toute la data dont elle dispose, ne peut-elle estimer que le port du voile ne peut être imposé aux femmes iraniennes au prix de la mort d’une d’entre elles, Mahsa Amini ? Ou que Salman Rushdie ne peut pas être condamné à mourir, surtout trente ans après avoir écrit « les Versets sataniques » ? Ou que Fariba Adelhak, enseignante franco-iranienne, ne peut être retenue contre son gré en Iran depuis juin 2019 ?... Ou qu’un pouvoir théocratique est en soi un contresens ? On peut rêver en effet…
On en est très loin, car comme le fait remarquer le « FT », l’immense majorité des hauts dignitaires religieux de Qom ont entre 80 et 100 ans, et ils ne se laisseront pas impressionner par une IA… Il est néanmoins intéressant qu’une institution religieuse aussi conservatrice ne reste pas à côté de technologies de rupture. J’avais évoqué dans une précédente chronique pour « Hors Normes » l’extraordinaire rencontre au Vatican, au début de l’année, entre les représentants des trois grandes religions du Livre pour discuter de l’IA. L’islam était alors représenté par les clercs sunnites de l’Université Al Azhar du Caire. Je n’aurais pas imaginé que les religieux chiites de Qom se posent les mêmes questions.
« Dieu et l’IA », cela pourrait être le titre d’un livre savant ou d’un colloque (au paradis ou en enfer ?)… Mais c’est aussi un sujet tout à fait sérieux, car l’IA vient bousculer les religions autant que les entreprises et les stratèges militaires. Quelle place lui laisser ? Quelles habitudes abandonner ? Quel sens donner à l’efficacité dont l’IA se veut porteuse ?... A méditer la prochaine fois que vous entendrez parler d’une fatwa en provenance de Qom : y aura-t-il la mention « assisté par une IA » ?
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, et Président de Reporters Sans Frontières