休息 Xiūxí
Il est environ 22h03. Je reçois un SMS de Paul qui me propose d’aller dîner le lendemain au Club des poètes. « Un lieu étonnant qui pourrait te plaire » précise-t-il. Précaution inutile. J’ai confiance en lui et non, que j’aie la cuisse particulièrement légère, je me rends à son invitation au pied-levé.
Si certains ne sont qu’à demi-poètes, je découvre qu’au fond de moi, même si ça ne se voit pas, je suis très poète-poète.
L’endroit est un modeste estaminet de la rue de Bourgogne dans le 7e arrondissement de Paris. On y est accueilli dans la pénombre par un léger fumet de saucisse-lentilles qui, loin de repousser le chaland, exerce au contraire une attraction magnétique. Un zinc, une dizaine de tables rustiques, de vieux livres plus ou moins rangés sur des étagères le long des murs. La gargote est sympathique, l’accueil simple, jeune et chaleureux. On s’installe dans le fond de la salle. Menu basique (avec possibilité de saucisse-lentilles, si vous demandez gentiment) et pinard dont la seule qualité est d’être rouge. Mais ça suffit amplement. Le charme est ailleurs. Une atmosphère de fin d’après-guerre. Une petite touche de jazz manouche qui s’échappe de la vieille guitare d’un tout jeune homme en marinière. On dine, on discute. On est bien.
Puis, soudain, la lumière s’affaiblit et la rumeur aussi.
Le jeune guitariste, qui vu de loin en plissant des yeux, a quelque chose d’un Bernard Buffet épuré, déclame calmement le poème d’un auteur inconnu. On ne lit pas, ici. On récite. C’est la règle.
Le silence qu’impose sa modestie et sa justesse est total. Puis viennent deux jeunes filles qui à leur tour prennent place, côte-à-côte, sur les tabourets du zinc face au public.
L’une semble très timide malgré son pull-over rouge. L’autre, visage finement ciselé de madone moderne dans sa longue robe légère aux motifs cubistes, est très élégante. Elles nous régalent de longs textes d’Apollinaire et d’Aragon, et de Desnos, et d’autres encore. Très vite, une magie s’opère, nous berce et nous arrache doucement au temps et à tout.
En quelques minutes, j’ai quitté ce monde. Les guerres, la folie des hommes, le crabe qui dévore ma femme et jusqu’à la beauté foudroyante de mon fils. Tout. Tout disparait, emporté par la houle des mots insensés de ces poètes soudain revenus d’entre les jnouns hirsutes et les génies enfiévrés.
On applaudit de bon cœur, avec un fond d‘ivresse qui ne doit rien au contenu de notre verre.
Puis c’est le tour d’une autre apparition. Fin visage de statue du Gandhara avec son chignon et ses longues moustaches de pirate indonésien. Dans une fragilité qui contraste avec sa présence, il se dématérialise lentement, debout, sous nos yeux, à mesure qu’il déclame du Victor Hugo, laissant un tiède courant sous-marin accompagner notre dérive.
Puis, la lumière se rallume. Les derniers éthers poétiques s’évaporent de nos cervelles embrumées par ces plaisirs anachroniques. Ne demeure qu’un bien-être diffus, mâtiné d’admiration pour les auteurs qu’on a honte de si mal connaître, et pour ceux qui, au prix d’efforts de mémoire admirables, les servent si bien.
Alors, je sais. Vous allez me dire : « Mais on s’en fout, nous, de la poésie. Ce qu’on veut, c’est une chronique sur la Chine. C’est pour ça qu’on paye.
Pas aujourd’hui, lecteur. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je me repose de ma découverte. Et ma découverte tient en ces quelques mots : on peut aussi très bien vivre sans la Chine.
Bruno Gensburger est interprète de conférence indépendant en chinois, conseiller en diplomatie des affaires, ex-diplomate, ex-directeur des relations extérieures chez Sanofi (Chine) et futur cadavre.
Karim Oyarzabal a eu plusieurs vies. Aujourd’hui illustrateur et auteur de bandes dessinées, Karim a été comédien en Chine pendant plusieurs années et est diplômé de l’Ecole Polytechnique.
Hello Bruno,
Un jour de la fête de la lune, lire une telle chronique, c'est un hommage non déguisé à la Chine ! bonnes fêtes et très amicalement hélène