Chongfeng – 重逢
Mon bon lecteur,
Enfin, je te retrouve. Comme tu m’as manqué pendant ces longues semaines. J’espère que ces vacances ont été pour toi une heureuse parenthèse vivifiante de bonheur et de repos.
La Chine, elle, ne s’est pas reposée, loin de là, et tout compte fait, je ne regrette pas de t’avoir laissé loin de son actualité tumultueuse.
J’imagine qu’à cette période de l’année, tu n’avais aucune envie que je te dérange avec les spéculations extravagantes sur la mystérieuse disparition et l’arrestation de Qin Gang, le nouveau ministre des Affaires étrangères intronisé quelques mois plus tôt par Xi Jinping lui-même. Et pourtant, quelque chose me dit que toi aussi, tu te serais bien amusé.
Dans ta torpeur estivale, tu n’aurais pas davantage été sensible à l’avalanche de mauvaises nouvelles économiques qui plombe l’enthousiasme factice des autorités chinoises. Pourquoi risquer de t’inquiéter avec les derniers chiffres du chômage, si calamiteux que le gouvernement a décidé d’arrêter leur publication (comme s’il imaginait que quiconque leur accordait un quelconque crédit). Peut-être que depuis le renforcement de la Loi contre l’Espionnage en juillet dernier, l’instinct de conservation des statisticiens chinois est devenu plus fort que leur devoir d’informer.
Certes, les pluies cataclysmiques qui ont provoqué dans le Fujian, à Pékin et dans ses districts environnants, des inondations à déboulonner des empereurs* auraient eu de quoi t’émouvoir, mais je sais que le sensationnalisme en vacances, ce n’est pas ta tasse de thé.
Même la faillite de Country Garden, le plus grand promoteur chinois en termes de ventes immobilières ne t’aurait pas davantage ébranlé. Je ne vais tout de même pas te déranger pour une dette de 176 milliards de dollars** alors que celle du groupe Evergrande s’élevait à 300 milliards il y exactement deux ans.
Quant aux tueries au couteau dans les écoles chinoises, moins fréquentes et moins bruyantes que les fusillades sur les campus étasuniens, elles ont l’habitude, comme d’autres horreurs dans ce pays, de rester sous les radars médiatiques. Pas comme les nouvelles manœuvres militaires déclenchées en représailles à la visite aux Etats-Unis du vice-président taïwanais, qui elles, n’ont échappé à personne. Mais bon, il y en aura d’autres, rassure-toi, tu n’as rien raté.
Bref, tu peux me remercier de t’avoir flanqué une paix royale, et même probablement salutaire, puisque les longs silences sont souvent propices à la décantation de nos visions du monde.
Voilà, j’arrête ici ma chronique, mais pour te faire plaisir, là, tout de suite, dans la foulée, je vais t’offrir un luxe que tu ne pourras peut-être plus te permettre de sitôt : ferme les yeux, respire profondément et savoure simplement une minute suspendue, en silence, à ne rien faire, rien que pour toi. Voilà, tu y es. Détends-toi. Ressource-toi.
Et maintenant, rouvre les yeux.
Souris.
C’est la rentrée.
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* Dans la Chine impériale, les grands cataclysmes et catastrophes naturelles étaient signes de perte du Mandat du Ciel pour le souverain et annonciatrices de changements dynastiques.
** Source Bloomberg
PS : Je viens d’apprendre la disparition (provisoire ou définitive ?) d’Evgueni Prigojine.
Au delà de son caractère parfois bourru et de son humour décalé, Evgueni, grand amateur de musique douce, restera pour nous tous le Bocuse de la boucherie, le Ducasse de la torture, le Guy Savoy des exécutions sommaires et le Joël Robuchon des éviscérations.
Injustement décrié par ses innombrables victimes qui n’ont pas toujours su distinguer en lui le cuisinier du bourreau, j’adresse à ses proches et à ses amis, un témoignage de joie non dissimulée.
Études de caractères, la chronique de Bruno Gensburger, interprète de conférence indépendant en chinois, conseiller en diplomatie des affaires, ex-diplomate, ex-directeur des relations extérieures chez Sanofi (Chine) et futur cadavre.
Karim Oyarzabal a eu plusieurs vies. Aujourd’hui illustrateur et auteur de bandes dessinées, Karim a été comédien en Chine pendant plusieurs années et est diplômé de l’Ecole Polytechnique.