C’est l’une des questions les plus complexes de la diplomatie mondiale : la prolifération de la technologie nucléaire militaire. Le monde -surtout les États-Unis…- s’est cassé le nez sur le cas nord-coréen depuis trente ans, et, sans le dire publiquement, il faut bien admettre aujourd’hui qu’on ne pourra pas dénucléariser la Corée du Nord. Sans le dire, car les conséquences de l’admission seraient trop grandes : d’abord en poussant les pays qui se sentent menacés par la bombe de Pyongyang à développer leur propre armement nucléaire, et au-delà, en incitant l’Iran à poursuivre sur cette voie.
L’été dernier, alors que je me trouvais à Séoul pour interviewer des experts et responsables politiques sud-coréens pour mon documentaire « La Princesse rouge », diffusé sur Arte et toujours disponible en replay ici :
consacré à Kim Yo-jong, la sœur du dictateur nord-coréen, l’un de mes interlocuteurs m’a confié hors micro qu’il faudrait moins d’un an à la Corée du Sud pour se doter de la bombe si elle le décidait. Un autre, étroitement associé au gouvernement précédent, m’a parlé de dix-huit mois. La question n’était donc pas de savoir si c’était possible, mais en combien de temps.
Or ces derniers mois, avec la nouvelle majorité conservatrice du président Yoon Suk-yeol, de plus en plus de voix se sont fait entendre, dans son camp, pour lancer ce débat. Avec la réalisation qu’on ne reviendra jamais sur la nucléarisation du Nord -la négociation Trump-Kim a sans doute été la dernière tentative de dénucléarisation, et elle a échoué- le Sud ne doit-il pas se doter à son tour d’une dissuasion nucléaire pour être crédible ?
Le débat était suffisamment lancé pour que la question soit au cœur de la visite du Président Yoon à Washington cette semaine. Résultat : l’administration Biden a réussi à convaincre Séoul de renoncer, pour le moment, à sa propre arme nucléaire, en échange d’une plus grande association de la Corée du Sud à l’usage qui pourrait être fait des armes nucléaires américaines stationnées sur son sol. C’est une question sensible : la décision d’utiliser l’arme nucléaire ne peut pas être partagée, elle appartient au chef du pays qui la détient, question d’efficacité et de doctrine. La question, en passant, se pose aussi pour la France en Europe : Paris peut dire que la dissuasion française protège les « 27 » pays de l’UE, mais elle ne peut pas partager la décision de l’utiliser avec eux. Imagine-t-on réunir un Conseil européen pour décider de riposter à une frappe sur le sol européen ? Impossible…
La décision annoncée à Washington est donc très politique : elle répond au besoin des Sud-Coréens de ne pas être les acteurs passifs d’une éventuelle guerre nucléaire entre les États-Unis et la Corée du Nord sur leur sol ; mais elle ne va pas jusqu’à créer de la codécision là où elle serait impossible. Ça calme le jeu, mais ça ne clôt pas le débat.
La seule certitude, après ce sommet à Washington, c’est que la Corée du Sud continuera à travailler en secret à un programme nucléaire virtuel, qui pourra être activé en un temps record en cas de changement des circonstances. Si Donald Trump était réélu par exemple, lui qui avait voulu retirer les troupes américaines de Corée du Sud, puis tenté de lui extorquer un paiement exorbitant en échange de cette présence. Joe Biden a revu les choses considérablement à la baisse dès son élection. Les Sud-Coréens n’ont pas envie de revivre cette période, même si l’ancienne administration du président Moon Jay-yeon, favorable à la « Sunshine policy », c’est-à-dire la détente avec Pyongyang, avait approuvé et encouragé les rencontres Trump-Kim, et avait été très déçu par leur échec. La technologie nucléaire n’est donc pas près de disparaître du débat stratégique de la péninsule coréenne.
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.