Un des participants officiels à l’inauguration de la gigafactory de batteries électriques ACC de Douvrin, dans les Hauts de France, en début de semaine, est revenu ébloui. « Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau et impressionnant sur le plan industriel », a-t-il confié. Avant d’ajouter, moins épaté : « mais toutes les machines sont chinoises dans l’usine » !
Cet aspect a moins été médiatisé, évidemment, que le fait que l’usine, propriété commune de Stellantis, de TotalEnergies et de Mercedes Benz, était la première concrétisation de l’« Airbus des batteries » que Paris et Berlin avaient appelé de leurs vœux en 2018. Un « Airbus » par la nationalité de ses entrepreneurs, mais pas celle de ses machines.
Et notre officiel de constater : « c’est la première fois que l’Occident est totalement absent sur une nouvelle technologie ». Aucune entreprise occidentale, selon lui, n’est aujourd’hui capable de fabriquer les machines complexes qui ont été installées à Douvrin. Cela ne sera sans doute pas longtemps le cas : des projets sont en cours de développement pour y remédier. Mais notre interlocuteur de commenter : « c’est la première fois que nous sommes en rattrapage des Chinois »…
Ce marqueur dans l’histoire de la mondialisation industrielle est à retenir. Il n’est pas totalement surprenant : on savait que la Chine avait commencé à faire, il y a deux décennies déjà, le pari de la voiture électrique, plutôt que de chercher à rattraper son retard dans la voiture thermique (voir notre analyse dans un précédent numéro d’Hors-Norme). BYD et CATL, les deux géants chinois de la batterie électrique, ont en effet deux décennies d’expérience et de développement, entrainant avec eux tout un écosystème dont les fabricants de ces machines font intégralement partie.
Cet exemple criant montre à quel point le « de-risking », la réduction des risques vis-à-vis de la Chine, doit emprunter des chemins complexes. L’usine de Douvrin s’inscrit dans le cadre très stratégique d’un regain de souveraineté européenne face aux dépendances excessives constatées ces dernières années, lors de la pandémie de Covid et à la faveur de la guerre en Ukraine. Ainsi, pour réduire cette dépendance vis-à-vis de la Chine, il faut en passer par la technologie … chinoise (et par des minerais raffinés en Chine) ! C’est dire que la route sera longue avant de pouvoir prétendre à une réduction réelle des risques.
Cet exemple en dit long, aussi, sur le remodelage de la mondialisation auquel on assiste. La Chine a de son côté un seul mot à la bouche, ou du moins dans les textes du Bureau politique : autosuffisance, que ce soit en matière technologique que sur le plan agricole. Ce double mouvement de repli régional obéit à la logique des blocs de la nouvelle guerre froide, mais le constat de ces interdépendances dont il est difficile de se débarrasser constitue le grand paradoxe de cette seconde guerre froide, par rapport à celle de l’époque soviétique.
Ce mouvement est difficile à arrêter, et il est vraisemblable qu’il sera poursuivi, même si les tensions géopolitiques se calment, ce qui n’est pas pour l’immédiat. Il se poursuivra car personne ne veut se retrouver dans la position des pays qui dépendaient à 80 ou à 100% du gaz russe l’an dernier, ou qui ne pouvaient pas produire de Doliprane pendant le Covid en raison de la rupture des chaînes d’approvisionnement avec la Chine.
Mais il est difficile de ne pas trouver absurde le fait que pour nous libérer de la dépendance à la Chine dans ce nouveau graal que sont les batteries électriques, nous dépendions de machines … chinoises !
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.