Voitures électriques: le saut de la grenouille chinoise
C’était en 2003 ou 2004, à Pékin : le PDG du groupe PSA, Jean-Martin Folz, tenait une conférence de presse, avec à ses côtés, le PDG du groupe chinois Dongfeng, son partenaire dans la JV de Wuhan. Un journaliste chinois posa une question personnelle au PDG chinois : « vous fabriquez dans vos usines les voitures des grandes marques étrangères, ne rêvez-vous pas de fabriquer un jour une voiture chinoise ? » Les Français se regardent un peu inquiets, et le PDG chinois prend la parole : « C’est mon rêve le plus précieux, j’y pense tous les jours, un jour, nous le ferons ».
C’était il y a vingt ans, et le « rêve » du PDG chinois s’est réalisé. Grâce à un concept : le « leapfrog », le saut de grenouille. Si vous êtes en retard sur une technologie, ne vous fatiguez pas à tenter de rattraper votre retard, passez directement à la suivante, à celle de demain. C’est exactement ce que la Chine a fait dans l’industrie automobile : après avoir monté son industrie en sous-traitante des grands constructeurs européens, américains et japonais, elle a fait son « saut de grenouille » avec l’électrique. Il y a vingt ans, les quelques voitures thermiques de marques chinoises étaient non seulement rares, mais aussi peu fiables. Tout au plus y avait-il la sympathique Geely aux phares en forme d’yeux de chat, mais elle était largement copiée sur un modèle de General Motors…
L’industrie automobile chinoise ne fait plus rire. Elle est en passe de rafler la mise, ou en tous cas une bonne partie de la mise, sur les véhicules électriques. Tesla a créé le marché, y compris en Chine ; mais le chinois BYD le dépasse désormais en ventes, et d’autres marques tracent leur chemin, SAIC-GM-Wuling, Geely, Nio, Xpeng, LiAuto... Et les exportations de voitures made in China, et made BY China, sont en train d’exploser. « Sans que personne ne s’en rende compte, la Chine est devenue un leader mondial dans la fabrication et dans l’achat de voitures électriques », relève une étude du prestigieux MIT. En deux ans, le nombre de véhicules électriques vendus en Chine a fait un grand bond en avant, passant de 1,3 à 6,8 millions d’unités en 2022 (à titre de comparaison, c’est 800 000 en 2022 aux États-Unis). Cette vitesse de croissance a surpris tout le monde.
L’étude du MIT donne quelques pistes d’explication. A commencer, comme toujours en Chine, par le rôle du gouvernement, qui en a fait un domaine stratégique et a construit toute une filière, de la maîtrise des approvisionnements en minerais à la fabrication de batteries électriques, des subventions aux entreprises aux subventions à l’achat. Pékin a mis le paquet, et ça a payé. Et le pari a été fait bien avant qu’il apparaisse clairement que l’avenir de l’automobile était électrique. La recherche a été qualifiée de prioritaire dès 2001, et en 2007, c’est un ancien ingénieur automobile ayant travaillé chez Audi qui a été nommé ministre des Sciences et Technologies...
Il suffit de voir comment Pékin a mis la main sur les minerais nécessaires à la fabrication des batteries, avec deux décennies d’avance sur les Américains et les Européens. Emmanuel Macron se rend la semaine prochaine en République démocratique du Congo, pays-clé en la matière, accompagné du BRGM, l’établissement public français en matière géologique et minier. La Chine, elle, y a investi des milliards de dollars depuis vingt ans, dans des conditions de transparence douteuse, mais elle est aujourd’hui au cœur de cette industrie. En 2022, les exportations chinoises de véhicules électriques se sont élevées à 679.000 unités, soit un accroissement de 120% sur l’année précédente : ce n’est qu’un début… le saut de la grenouille chinoise ne fait que commencer !
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.