François Wu est le subtil représentant de Taïwan en France. On ne dit pas « ambassadeur », bien sûr, puisque la France n’entretient pas de relations diplomatiques avec Taipei mais avec Pékin -reconnaissance d’« une seule Chine » oblige- ; mais on pourrait dire quasi-ambassadeur. Il en a de facto la fonction, sans le titre protocolaire.
On a beaucoup vu François Wu ces derniers temps, et il relève lui-même avec une certaine fierté qu’il est sans doute devenu le diplomate étranger le plus invité dans les médias français. Il faut dire que son français est parfait -il est diplômé en Sciences Politiques d’une université parisienne-, et qu’il est un excellent avocat de la cause taïwanaise devenue un des points chauds de l’actualité mondiale. Et qu’il ne commet pas de gaffe aussi énoooorme que son (quasi)homologue de Pékin, Lu Shaye (si vous n’avez pas suivi, je vous renvoie à la chronique de mon ami Bruno Gensburger, dans une précédente édition d’Hors Normes).
Dimanche dernier, François Wu était l’invité de l’excellente émission Soft Power de Frédéric Martel, qui revenait de Taïwan. Sans doute parce que l’émission (à laquelle j’ai collaboré autrefois) porte notamment sur les sujets tech, le représentant taïwanais a beaucoup insisté sur le rôle de Taïwan dans la production mondiale des semi-conducteurs. Mais cette insistance est à double tranchant… Je m’explique.
Dès sa première intervention à l’antenne, François Wu a déclaré : « le monde a besoin de Taïwan ! Nos semi-conducteurs, nos composants pour l’intelligence artificielle, nos capacités sur l’industrie électronique font que vous avez besoin de nous… » C’est, à mon sens, un drôle d’argument ! Certes, il est fondé : on le sait, la place de Taïwan, et surtout de son producteur de semi-conducteurs TSMC est absolument vitale pour la planète tech ; mais faut-il en conclure que si nous n’avions pas besoin de Taïwan, il n’y aurait pas de raison de soutenir son désir d’autonomie (sinon d’indépendance) vis-à-vis de Pékin ?
C’est d’autant plus maladroit que ça rejoint un débat qui existe à Taïwan même, et dont nous nous sommes déjà fait l’écho ici-même, sur le risque de voir TSMC exporter son savoir-faire aux États-Unis ou au Japon, et faire perdre à l’île sa valeur-ajoutée. TSMC est en effet soumis à de fortes pressions américaines en particulier pour investir aux États-Unis. Une première usine voit le jour en Arizona, et d’autres investissements colossaux suivent. D’où l’inquiétude d’analystes taiwanais : si les Américains n’ont plus besoin de nos semi-conducteurs, seront-ils aussi motivés à nous défendre face aux appétits chinois ?
Ce débat rejoint la mise en avant par le représentant taïwanais en France de l’importance des semi-conducteurs, ce « vous avez besoin de nous »… Il est maladroit car il impliquerait que le soutien français qu’il appelle de ses vœux ne serait qu’utilitaire ! Et pourrait donc disparaître si cette « utilité » venait à s’estomper ou à disparaître. Dans les faits, ce risque est limité, car si TSMC investit à l’étranger, la société taiwanaise garde le très haut de gamme dans ses usines de Taïwan, et continue à travailler à des records de miniaturisation encore inaccessibles au reste du monde.
L’argument de la dépendance est également périlleux car il rappelle trop les mauvais côtés que celle-ci implique. On l’a vu cette semaine avec l’annonce par Pékin de possibles restrictions sur les exportations de gallium et de germanium, deux métaux critiques dont la Chine domine la production mondiale et qui sont indispensables dans certaines technologies. Pékin utilise le même argument : « vous avez besoin de notre gallium et de notre germanium, ne l’oubliez pas ! »
Alors, à la place de François Wu, je mentionnerai en passant les prouesses taïwanaises en matière de technologie, mais je n’en ferais pas l’argument central du soutien à la souveraineté de l’île. D’autant que Taïwan a de nombreux arguments qui plaident en sa faveur, et dont l’émission Soft Power s’est largement fait l’écho : sa démocratie et ses libertés conquises par sa population sur une dictature féroce, pas celle du parti communiste chinois mais celle du maréchal Tchiang Kai-chek ; la volonté farouche de sa population de ne pas subir le même sort que Hong Kong en cas d’unification avec le continent ; l’affirmation d’une identité taiwanaise distincte de celle du continent, produit d’une histoire singulière et riche. Et évidemment sa situation stratégique en Asie de l’Est. Les semi-conducteurs sont, en quelque sorte, la cerise sur le gâteau taiwanais ; mais ça ne doit pas en être le centre. Taïwan peut perdre sa spécificité technologique, mais ne doit pas perdre son âme.
Merci Pierre pour ces billets si "éclairants".
Vous êtes un ou le rare journaliste qui ne donne pas dans la mode actuelle de la polémique.
Qu'en pensez vous ?
La profession va t elle revenir vers sa vocation de présentation objective de faits et pas de questionnement agressif par rapport à des prises de position personnelles .
Merci encore
Robert Kalocsai