On a des nouvelles de Peter Thiel, le milliardaire pro-Trump le plus connu et le plus discret de la Silicon Valley, ex -fondateur de PayPal et premier investisseur de Facebook.
Peter Thiel a accordé un long entretien à la revue The Atlantic pour annoncer qu’il ne financerait personne pour la prochaine élection, et surtout pas Trump. Thiel avait été en 2016 l’un de ses soutiens financiers et politiques les plus surprenants.
On venait déjà d’apprendre par Business Insider que Thiel était un informateur pour le FBI depuis mai 2021. Surprise pour un libertarien auto-proclamé, même si ce n’est pas la première fois qu’il collabore avec une agence à trois lettres puisque Palantir doit son essor à de juteux contrats avec la CIA pendant la « guerre globale contre le terrorisme » de George W. Bush.
Dans The Atlantic, on apprend que Thiel, après avoir ignoré les appels de Trump pendant plusieurs semaines au début 2023, a finalement décroché pour refuser de contribuer financièrement à sa campagne. Trump s’est dit « très triste, vraiment très triste d’entendre cela », avant de le qualifier de “fucking scumbag” - je vous laisse chercher la traduction.
C’est une information importante car Thiel n’a pas « que » soutenu Trump en 2016 : il a contribué à l’évolution du parti républicain vers l’extrême-droite. Thiel est en effet l’un des piliers intellectuels et financiers du mouvement NatCon (pour national-conservatisme) dont il a ouvert chaque conférence depuis 2019. Le but des NatCons était précisément de redéfinir l’armature intellectuelle du conservatisme et du parti républicain pour coller aux nouveaux électeurs amenés par Trump, un objectif atteint si l’on en juge par les éléments de langage de la grande majorité des candidats et élus républicains aujourd’hui.
Thiel explique qu’il a toujours voté pour « le candidat le plus pessimiste ». Le slogan Make America great again était le plus pessimiste de tous les candidats depuis 100 ans, puisqu’il disait que « nous ne sommes plus un grand pays ». Convaincu que « les Américains avaient besoin de l'entendre », il avait donc donné 1,25 million de dollars à la campagne de Trump en 2016. Il considère aujourd'hui que c'était un mauvais pari.
En 2021 et 2022, Thiel a aussi été le plus gros donateur individuel à des candidats républicains, dont notamment JD Vance, qui a gagné la sénatoriale de l’Ohio, et Blake Masters, qui a perdu (de peu) en Arizona et dont Obama avait dit que « si on essayait de créer en laboratoire un candidat républicain, il ressemblerait à ce mec-là ».
La désillusion de Thiel est un bon reflet de l’humeur de la Silicon Valley face au cycle 2024, et plus largement face à la politique des deux partis.
Jusqu’en 2016, malgré sa réputation « libertarienne », la Silicon Valley était largement pro-démocrate. On se souvient de l’ère Obama, emblématique de l’histoire d'amour entre démocrates et la Silicon Valley. Sa victoire en 2008 avait été en partie attribuée à la capacité de sa campagne à utiliser les réseaux sociaux encore jeunes. En 2017, la première enquête à grande échelle sur les fondateurs d'entreprises de la Silicon Valley montrait que plus de 75% avaient soutenu Hillary Clinton lors de l'élection de 2016. Peter Thiel faisait figure d’exception avec son soutien à Trump.
Mais les années Trump, les injonctions aux dirigeants à se positionner sur les questions politiques, puis sociétales, en particulier le mouvement Black Lives Matter, et surtout la politique de confinement et l’intervention de l’État dans l’économie au moment de la pandémie ont changé l’atmosphère. Le capital-risqueur David Sacks, qui avait soutenu Hillary Clinton en 2016 et le gouverneur démocrate de Californie Gavin Newsom en 2018, s’est ensuite mobilisé pour sa révocation, et soutient désormais des candidats républicains.
Dans le même temps, la vision démocrate des Big Tech changeait, notamment en raison de leur rôle dans l’élection de Trump en 2016. Surtout, l’administration Biden a embrassé le slogan « Break Up Big Tech » de ses adversaires aux primaires, les sénatrices Elizabeth Warren et Amy Klobuchar, et nommé Lina Khan à la FTC (voir ma chronique précédente). Même si les résultats sont minces à ce stade, Biden s’est montré plus favorable aux syndicats qu’à la Big Tech. Conséquence : le glissement à droite de la Silicon Valley se confirme, même chez les employés: la part des contributions des employés de Google, Apple, Amazon et Meta en faveur des Républicains a triplé au cours de ce cycle électoral, passant de 5 % en 2020 à 15 % en 2022.
La Silicon Valley orpheline de la politique américaine
Aujourd’hui c’est la déception qui domine vis-à-vis des deux grands partis. Les Big Tech sont devenus les boucs émissaires de toute la classe politique américaine.
Trump avait promis de déréglementer tous azimuts pour réduire les « interférences de l’État fédéral dans l’économie ». Dès le premier mois de sa présidence, il avait pris un décret stipulant que pour chaque nouvelle réglementation, deux devraient être supprimées. Son bilan déréglementaire n’est pourtant pas brillant, selon une étude de la Brookings. Conclusion du conseiller politique d’un grand donateur de la Silicon Valley, cité par le Washington Post: « Regardez les principales agences, la FTC, la FDA. Avaient-elles moins de moyens lorsque Trump a quitté ses fonctions que lorsqu'il a commencé ? La réponse est non ».
David Sacks, encore lui, avait d’abord tout misé sur le gouverneur de Floride Ron DeSantis, adoubé par les NatCons, planifiant avec Elon Musk le lancement de sa campagne présidentielle sur X /Twitter au printemps dernier. Il organise désormais des collectes de fonds pour Vivek Ramaswamy, autre candidat aux primaires républicaines, et Robert F. Kennedy Jr, l’ex-démocrate complotiste qui se présente comme indépendant. Bref, il est perdu, comme de nombreux autres, comme Peter Thiel.
Le même conseiller politique de la Silicon Valley évoquait la « complète déconnexion » entre la base électorale du parti républicain, qui vote dans les primaires, et les grands donateurs, qui financent les super comités d’action politique et les campagnes. « Nous nous fichons des toilettes pour les enfants transgenres. Ce qui nous intéresse, c'est de démanteler l'État régulateur ». Aucun des deux grands partis aujourd’hui n’ose, face à l’opinion publique, défendre cette position dans l’arène politique. Un paradoxe de plus au pays de la « libre entreprise ».
Maya Kandel est chercheuse indépendante, associée à l’Université Sorbonne Nouvelle, spécialiste de la politique étrangère et du Congrès américain. Elle écrit sur les États-Unis et la politique étrangère pour Mediapart. Elle a été directrice du programme États-Unis à l’Institut Montaigne, chargée des États-Unis au CAPS (MEAE), directrice du programme États-Unis à l’IRSEM. Dernier ouvrage: Les États-Unis et le monde (Perrin, 2018).