1955 – 2023
Ce n’est qu’en troisième position au JT, après une réunion de XI Jinping en Mandchourie et le voyage du premier ministre LI Qiang au Kirghizstan, que CCTV a annoncé la mort de l’ex-premier ministre, LI Keqiang. Terrassé par une crise cardiaque à 68 ans dans la piscine d’une résidence pour hauts-cadres à Shanghai, il n’aura pas survécu aux longues tentatives de réanimation et décèdera aux premières heures du 27 octobre.
La nouvelle a aussitôt suscité une profonde vague d’émotion parmi la population qui a toujours apprécié l’homme pour sa simplicité, son ouverture d’esprit et son sens de l’Etat. Plus de 700 millions de messages liés à son décès ont fusé sur le net chinois, dont la célèbre chanson de la star malaisienne d’origine chinoise, Fish LEONG, intitulée : « Dommage que ce ne soit pas toi ». Comprenne qui voudra…
Diplômé de la faculté de Droit1 et titulaire d’un doctorat en Economie de la prestigieuse Université de Pékin, il sera, à 33 ans, le plus jeune Gouverneur de Chine (Henan). Puis, Secrétaire du Parti du Liaoning, il présidera au redressement de cette province durement frappée par les restructurations industrielles. LI Keqiang était le dernier dirigeant chinois à oser proclamer que la Chine n’avait d’avenir que dans l’ouverture. Devenu Premier Ministre en 2013, il sera censuré à plusieurs reprises par le Parti, notamment après avoir déclaré, alors que XI chantait les succès du PCC en matière d’éradication de la pauvreté, que 600 millions de Chinois vivaient toujours avec moins de 1000 RMB (140 US$) par mois.
Toujours traumatisé par le « syndrome HU Yaobang »2, le premier réflexe du Régime a été d’intensifier la censure sur les réseaux, d’appeler les étudiants à rester silencieux et, pour ne pas prendre le risque de prendre un risque, d’évacuer la place Tian An’men pour prévenir tout risque de manifestation spontanée.
Il est vrai que s’il était un tant soit peu susceptible, l’actuel maître de la Chine pourrait prendre pour un affront personnel chaque message de condoléance, chaque rose blanche, chaque hommage à l’intellectuel, au réformateur éduqué et à l’homme d’Etat proche du peuple, qu’était LI Keqiang. Mais heureusement, il n’est pas comme ça. Mais alors, pas du tout !
André Malraux écrivait : « Que reste-t-il d’une vie ? Un misérable petit tas de secrets. » C’est tellement vrai ! Et d’ailleurs, l’un d’eux me turlupine depuis plus d’un an. Rappelez-vous.
Nous sommes en octobre 2022, en pleine grand’messe du XXe Congrès du PCC. Au moment précis où l’ancien Président HU Jintao s’en fait éjecter manu militari sous l’œil médusé de la presse internationale, il a tout juste le temps de s’adresser à XI, qui ne le regarde même pas. Puis, l’instant d’après, emmené par les « appariteurs » (le mot dispariteur n’existe pas), il gratifie d’une tape amicale LI Keqiang et lui glisse un mot auquel ce dernier semble acquiescer par un hochement de tête. Que lui a-t-il dit ?
J’ai revisionné au ralenti cette scène incroyable au moins vingt fois. Mon interprétation (qui n’engage que moi) est que HU lui a dit, paternellement : « Allez, gamin, on compte sur toi pour la suite. Moi, je suis fini. » Pure spéculation, me direz-vous. Et comme d’habitude vous avez raison, car personne n’en sait rien.
Mais voilà peut-être pourquoi ces derniers jours, tant d’internautes ont exprimé leurs doutes sur les circonstances réelles du décès. LI Keqiang était-il encore gênant pour XI ? Peut-être, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il a été assassiné. En revanche, ce scepticisme est très symptomatique d’un climat délétère qui règne depuis dix ans et ne s’améliore pas.
Malgré tout, de tout ce brouillard émerge une certitude : la fiction de la stabilité politique, marque de fabrique de la gouvernance XI Jinping, pourtant si bien chorégraphiée lors du dernier Congrès, résiste mal aux disparitions inexpliquées de quatre ministres régaliens3 en quelques mois.
Enfin, ironie des noms : le successeur de Li Keqiang 李克强 s’appelle LI Qiang李 强. Ce sont les mêmes caractères, sauf qu’il n’a pas de Ke 克.
Incinéré ce 2 novembre, l’homme que le peuple chinois pleure et que l’Occident regrette aura connu, depuis sa naissance en 1955, le temps des purges incessantes, des campagnes politiques dévastatrices, les trois terribles années de famine (1959-61) et de la fin de la révolution maoïste (1977). Mais il aura aussi fait vivre les espoirs de la réforme, de l’ouverture, de la libéralisation, du progrès économique et social qui ont métamorphosé un pays ruiné en deuxième puissance mondiale. Hélas, tout comme ce bref cycle d’espérance, sa vie s’est achevée prématurément. Au moins aura-t-il vécu à l’une des périodes les plus heureuses que la Chine ait connue, depuis que la Chine est Chine.
L’un de ses condisciples réformateurs était MENG Hongwei, ancien vice-ministre de la Sécurité publique et Président d’Interpol, arrêté à Pékin le 25 septembre 2018.
Le très populaire Secrétaire-général du PCC dont le décès, en avril 1989, avait suscité des manifestations de masse, préludes au massacre du 4 juin 1989.
Cf. ma chronique « Fraicheur » du 27 octobre 2023
Bruno Gensburger est interprète de conférence indépendant en chinois, conseiller en diplomatie des affaires, ex-diplomate, ex-directeur des relations extérieures chez Sanofi (Chine) et futur cadavre.
Karim Oyarzabal est illustrateur et auteur de bandes dessinées, il a été comédien en Chine pendant plusieurs années et est diplômé de l’Ecole Polytechnique.