GPS chinois contre GPS américain, l’autre guerre froide
3 ans après avoir finalisé son système de navigation mondial, le chinois Beidou est prêt à rivaliser avec le GPS américain, tant sur le front civil que sur le front militaire. Une réponse à “l’humiliation inoubliable” de 1966 à Taïwan.
À trop commenter l’intelligence artificielle, on en oublie les technologies qui ont fait l’Histoire et continuent de la faire. Le GPS (Global Positioning System), technologie duale qui sert autant à géo-localiser des objets qu’à connaître la position des soldats sur le terrain, ou encore définir les fuseaux horaires, est ce qui illustre le mieux les enjeux d’affrontement de notre civilisation : la maîtrise de l’information, de l’espace et du temps.
45 ans après le premier satellite lancé par les Etats-Unis en réponse au “moment Spoutnik”, les systèmes de navigation et de positionnement sont aujourd’hui maîtrisés par quatre grandes puissances : les USA (Navstar), la Russie (Glonass), l’Europe (Galileo), et la Chine (Beidou). Les enjeux sont énormes : commerciaux, militaires, civiles, technologiques et répondent à des montants d’investissement stratosphériques sur de longues décennies, voire de quarts de siècle.
2020 est une année-clé non seulement pour le continent chinois, mais aussi dans le club fermé des acteurs de l’espace-temps. Beidou lance en juin 2020 son 30ème satellite géo-stationnaire et finalise son propre GPS- le Beidou Navigation Satellite System (BDS) - rivalisant ainsi avec le GPS américain pour couvrir la planète. Un marqueur important, pour des raisons de simple compétition, mais un argument de plus dans la guerre froide sino-américaine.
Taïwan, 1966: une humiliation inoubliable
Revenons à l’Histoire. Le sursaut chinois pour bâtir sa propre infrastructure de géolocalisation date de 1966. La Chine tire alors trois missiles vers des emplacements situés dans le détroit de Taiwan, en guise d’avertissement contre les mouvements en faveur de l’indépendance de l’île. Alors que le premier missile frappe à environ 18,5 kilomètres la base militaire taïwanaise de Keelung, l’armée chinoise perd la trace de deux autres missiles. La Chine affirme que les États-Unis ont coupé le signal GPS vers le Pacifique, dont elle dépendait à l’époque pour le suivi de ses missiles [récit ici].
Depuis cette “humiliation inoubliable” formulée par l’Armée populaire de libération (APL), la Chine engage d’énormes moyens pour concevoir son propre GPS et ne plus dépendre des puissances étrangères, surtout sur son arsenal militaire. Elle démarre son programme GPS souverain en 1994, et s’appuie sur un judicieux partenariat avec l’Europe, qui mettra plus de 25 ans à lancer Galileo, le système GPS pour les applications civiles.
Un atlas pour le peuple chinois
Depuis de longues années, Beidou avance sur le terrain de la compétition et annonce il y a quelques jours un accord de partenariat avec le géant Alibaba pour booster Gaode Map, l’équivalent de Google Maps, disponible dans plus de 200 pays et régions après une mise à jour le 2 septembre dernier.
Rechercher un restaurant, un supermarché, une chambre d’hôtel, calculer son itinéraire fait partie de l’offre de service. Jusque là rien d’étonnant. D’autres applications de géolocalisation sont d’ailleurs déjà fonctionnelles en Chine.
Ce qui est singulier, c’est que la disponibilité de Gaode Maps (Amap, son nom commercial international) suit le tracé de la BRI (Belt Road Initiative), le plan ambitieux de la Chine sur les Nouvelles Routes de la Soie visant à connecter plus de 70 pays à travers l'Asie, l'Europe et l'Afrique. Une stratégie de conquête à la hauteur du positionnement de l’app de géolocalisation Gaode Maps : « un atlas mondial pour le peuple chinois » comme le dit son représentant. Mais les enjeux d’innovation du GPS sont aussi dépendants des avancées du spatial, et à ce titre, la Chine peut compter sur des “pays amis”, notamment en Amérique Latine où elle dispose de bases d’expérimentation dont on ne sait pas encore grand chose.
Le GPS : un outil de coercition
Le GPS est donc partout et il continuera d’être l’alpha et l’omega de l’ère analogique (militaire) et numérique (commerciale et civile). Il est indispensable aux marchés de la voiture connectée, des équipements cellulaires (5G), des satellites et du spatial, et de façon opportuniste, de tous les services informatiques de nouvelle génération : intelligence artificielle, blockchain, physique quantique, Internet des Objets…
La Chine avec BDS a décidé de jouer sa partie. D’abord en posant la doctrine et la vision chères à Xi Jinping sur la maîtrise des innovations de rupture (déclaration de 2009). Ensuite en misant sur la fabrication d’ infrastructures en propre. D’ailleurs, c’est encore en 2020 que la Commission nationale chinoise chargée du développement (NDRC), liste ce qu’elle conçoit comme les “Nouvelles infrastructures” : informations spatiales, 5G, haut débit par satellite, intelligence artificielle, blockchain et Internet des objets (IoT). Là où le GPS et les données temporelles et spatiales sont cruciales.
Dans un contexte de guerre froide 2.0 comme l’écrit Pierre Haski dans sa dernière chronique, le GPS va continuer de jouer un rôle central dans la nature des relations entre grandes puissances mondiales. Avec la place grandissante de Beidou dans l’échiquier pour le contrôle de l’information, la donne change. Militairement d’abord, parce que l’épisode humiliant de 1966 à Taïwan ne doit pas se reproduire.
Ensuite parce que la vision “d’un nouvel ordre mondial” doit s’accompagner d’outils puissants de coercition, et bien au-delà du coup de pression menée récemment par une “sortie” de Xi Jinping et sa carte asiatique revisitée. Ou encore de la censure de l’événement du G20.
La bataille du GPS, bien qu’ancienne, ne fait que monter d’un cran et ajoute au contexte une tension supplémentaire. Quoiqu’il advienne, les données géostratégiques américaines, chinoises, européennes et russes contribuent déjà à façonner les frontières du futur atlas mondial.
Dans l’actu
Vers un GPS Starlink ?
CNN rapporte qu’Elon Musk aurait, l’année dernière, demandé à ses ingénieurs de couper le signal de ses terminaux Starlink en Crimée, en pleine offensive ukrainienne contre la flotte russe. Une anecdote racontée dans une biographie du patron de SpaceX par Walter Isaacson. Elon Musk s’était à l’époque félicité sur Twitter (aujourd’hui X) d’apporter de la connectivité à un pays en guerre, tout en s’immisçant dangereusement dans les affaires d’Etat. Mais de cette anecdote on ne sait pas encore grand chose… Est-ce un acte volontaire? Une erreur masquée? Un fantasme? Toutes les hypothèses sont permises…
Au-delà du couac, Starlink fait briller les yeux des chercheurs, et sa constellation est vue comme un excellent système GPS alternatif : l’Université d’Austin a réalisé plusieurs tests qui rendent le traitement du signal Starlink de bonne précision, assez bonne pour atteindre - dans les meilleures conditions, car le satellite est capricieux- 1 mètre de position. Si SpaceX/Starlink coopère avec les académies sur la fournitures de données descendantes, la commuanuté de chercheurs estime que le GPS de Starlink pourrait atteindre une information de 1 mètre de précision. De quoi rivaliser avec les systèmes GPS existants… A suivre.
GPS Galileo : le dilemme du très souverain Thierry Breton
La constellation Galileo, qui a besoin de lancer d’autres satellites pour assurer sa mission au delà de 2024, dépend-elle des États-Unis ? C’est le dossier chaud du Commissaire européen Thierry Breton notamment en charge du spatial. La question se pose de choisir entre SpaceX pour lancer une fusée en 2024 ou attendre un vol d'Ariane 6 prévu en 2025. Réponse cet automne.
Autres news
La Chine bloque l’usage des iPhones…
Oeil pour oeil, dent pour dent. La Chine a annoncé interdire l’usage des smartphones Apple à ses membres officiels. Une réponse à l’interdiction de TikTok et de Huawei aux USA et dans plusieurs pays occidentaux, et plus globalement à la politique anti-chinoise de Joe Biden qui avait conduit Xi Jinping a limité ses exportations de matériaux rares, le germanium et le gallium ( Hors Normes #30).
… Et sort le MATE 60 PRO
Bien qu’Apple domine le marché des smartphones haut de gamme en Chine, pour environ 19 % de son chiffre d'affaires global, son rival Huawei n’a pas dit son dernier mot. La marque chinoise vient d’annoncer la sortie du “Mate 60 Pro”, un nouvel appareil compatible avec les performances de la 5G, et doté d’une « puce » (Kirin 9000) de 7 nanomètres. Une performance qui secoue le monde des telecoms et des acteurs de l’écosystème : Apple a perdu 200 milliards de dollars sur sa valorisation dès l’annonce du Mat 60 Pro…
→ Lire l’article du WSJ
VEHICULES ÉLECTRIQUES
La Hongrie, terre promise pour la Chine
Le pays de Victor Orbàn est la terre promise des fabricants de batteries chinois. Ces derniers ont annoncé des investissements de plus de 10,9 milliards de dollars dans les usines hongroises au cours de l’année écoulée, comme la rapporte un dossier de Rest Of World. En juillet dernier, le chinois Sunwoda a annoncé un investissement de 275 millions de dollars pour implanter son usine de batteries dans le pays.
La chronique de Pierre Haski
Guerre froide 2.0
Soyons honnêtes, la Chine joue habilement avec les nerfs des Américains. Les stratèges de la guerre froide 2.0, celle qui se mène, depuis plusieurs années maintenant, dans le secteur technologique, pensaient-ils que les dirigeants chinois allaient subir sans riposter les sanctions, restrictions, obstructions américaines ? Ils devraient lire un peu plus …
La chronique de Bruno Gensburger
Doliprane
多利潘 Duōlì pān Savez-vous pourquoi les mères juives ne prennent jamais de Doliprane ? Parce que ça risquerait d’aller mieux. Savez-vous pourquoi la Chine ne se retient pas de prendre des initiatives choquantes ? Probablement pour la même raison. C’est ce que porte à croire l’affaire de