La question est posée en Une du « Financial Times » : « les nouvelles usines allemandes de semi-conducteurs sont-elles un pari sur l’avenir ou un gâchis d’argent ? » La question ne vaut évidemment pas que pour l’Allemagne, mais plus généralement pour les plans grandioses, européen et nationaux, de ré-industrialisation, de rattrapage sur les technologies, et de réduction des dépendances.
Nous ne connaîtrons la réponse que dans plusieurs années, lorsque ces investissements seront arrivés à maturité, et en fonction des évolutions géopolitiques. Pour l’heure, les gouvernements gèrent deux urgences qui les ont amenés à faire ces choix que nous voyons en Allemagne, mais aussi en France avec l’annonce cette semaine de l’investissement taïwanais dans une gigafactory de batteries électriques à Dunkerque (annoncé dans Hors Normes #21 la semaine dernière, nldr).
La première de ces urgences est la remise en cause non pas de la mondialisation, mais de certains aspects, fragilisés à la fois par la pandémie de covid et par la guerre en Ukraine et le climat de nouvelle guerre froide. Il s’agit des chaînes d’approvisionnement à flux tendu, la production concentrée dans les pays à bas coût, et la sous-estimation des facteurs géopolitiques dans les dépendances. Le réveil douloureux de l’Allemagne face au gaz russe, ou de la France face à l’incapacité à produire du Doliprane quand la Chine était fermée au monde, ont laissé des traces. Nous en parlions la semaine dernière, le « de-risking », la réduction des risques en bon français, est assurément le maître-mot du moment : Catherine Colonna et Annalena Baerbock, les cheffes de la diplomatie française et allemande l’ont employé un nombre incalculable de fois lors de leur conférence de presse commune jeudi à Paris.
La deuxième urgence, c’est celle qu’ont imposé les États-Unis avec leur Inflation Reduction Act (IRA), le plan massif de subventions de l’administration Biden pour attirer les investissements « verts » et dans les technologies d’avenir. Emmanuel Macron s’est mobilisé dès l’automne, lors de sa visite d’État à Washington, pour tenter -en vain- d’obtenir des concessions pour les Européens dans ce plan, et, pour mobiliser les « 27 » pour ne pas laisser partir les investisseurs outre-Atlantique, attirés par les subventions exceptionnelles. Quelques alertes comme le renoncement de Northvolt à une gigafactory de batteries en Europe pour construire aux États-Unis, ont eu raison des réticences des plus libéraux : l’Europe a concocté une réponse à l’IRA.
Le risque de « gâchis » soulevé par le vénérable « FT » repose sur un calcul purement financier, et ne prend pas en compte les considérations géopolitiques. Comment calculer le risque de la dépendance vis-à-vis de la Chine ? Ou celui des conséquences à long terme de la désindustrialisation de l’Europe ? Ou encore du « siphonnage » des investissements par les États-Unis ? Impossible de répondre à ces questions qui sont pourtant bien réelles et lourdes de conséquences.
Les choix qui ont été faits l’ont été dans l’urgence, dans un climat de concurrence internationale exacerbée, économique, technologique, idéologique… Il faut assurément vivre avec ces facteurs, et, surtout, être vigilant pour en corriger les effets secondaires non désirés, ou simplement dangereux. Comme le fait que si les règles européennes de subventions ont été redéfinies pour répondre à l’IRA américaine, encore faut-il en avoir les moyens. L’Allemagne fait la course en tête avec des moyens plus importants que ses partenaires, suivie de la France qui tente péniblement de rester dans la course. Mais les autres ? Quels autres pays ont les moyens et l’attractivité nécessaire pour suivre ? Et que se passe-t-il pour ceux qui ne pourront pas suivre. Des responsables européens s’inquiètent déjà des distorsions au sein de la zone euro qui peuvent produire ces déséquilibres.
Derrière les annonces spectaculaires de nouveaux investissements, il y a donc bien des questions qui se posent. Ce sont celles du nouveau monde dans lequel nous sommes entrés, post-covid, post-mondialisation sans entraves, mais que l’on a encore bien du mal à définir positivement. Tout ce que nous savons, c’est que ce monde sera fait de technologies, de financements, et d’un rôle moteur de la puissance publique. L’Europe a ses points forts et ses faiblesses : elle ne peut pas se permettre de rater son entrée dans ce nouveau monde.
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.