Natarajan Chandrasekaran est le Président de Tata, le puissant conglomérat dont le nom incarne l’Inde plus que tout autre. Premier employeur privé d’Inde, sa parole pèse donc lourd, et, dans une certaine mesure, engage le pays autant que celle du premier ministre.
Lorsqu’il a pris la parole, mardi 16 mai au Palais d’Iéna, à Paris, lors du gala de lancement de la Fondation France Asie, il était difficile de ne pas entendre son discours comme une présentation de l’Inde comme une nouvelle Chine des années 2020, version 2.0. Message pas si subliminal : nous pouvons remplacer la Chine… Nous sommes un pays capable d’offrir au reste du monde des capacités de production, de logistique et d’innovation permettant de « dé-risquer », voire de « découpler » avec la Chine (pour ceux qui n’ont pas suivi, je vous renvoie à l’une de mes chroniques précédentes ).
Le Président de Tata a offert de construire de « nouvelles chaînes d’approvisionnement » avec des « pays amis ». Et il a vanté pêle-mêle la formation d’armées d’ingénieurs ; les infrastructures indiennes qui, enfin, sortent de terre après des décennies de stagnation ; une main d’œuvre abondante avec une démographie en pleine forme quand celle de la Chine est en berne ; et, surtout, un état d’esprit qui a changé dans son pays, prêt, selon lui, à relever les défis du XXI° siècle quand il a raté tant de rendez-vous par le passé.
Ce discours était évidemment taillé sur mesure pour un auditoire français et asiatique dans lequel se trouvaient les patrons de quelques-unes des grandes entreprises présentes en Inde, comme Cap Gemini (200 000 salariés en Inde) ou Dassault Systèmes. La Fondation France Asie est une nouvelle mouture de la fondation France Chine, le changement de nom et de focale étant en lui-même significatif.
Natarajan Chandrasekaran a quelque légitimité à prononcer ces paroles frisant parfois l’arrogance. Avant d’accéder à la présidence du groupe, il a dirigé sa branche technologique dont il a fait un géant à l’échelle mondiale. Il est également l’auteur d’un livre intitulé « Bridgital Nation », tout un programme sur la disruption dans le contexte indien.
Sa visite à Paris à l’occasion de cette soirée précède de deux mois celle du premier ministre indien, Narendra Modi, qui sera l’invité d’honneur du défilé du 14 juillet sur les Champs Élysées.
La France et l’Inde ont considérablement renforcé leurs relations ces dernières années, l’hexagone apparaissant aux yeux de Delhi comme un partenaire de choix pour éviter le face à face exclusif avec l’une ou l’autre des superpuissances, États-Unis ou Chine, qui ont chacune leurs inconvénients. Les armes françaises permettent à l’Inde de diversifier son approvisionnement, traditionnellement soviétique puis russe, sans trop effrayer la Chine en tombant sous la coupe américaine ; et la France est un bon point d’entrée en Europe. En sens inverse, l’Inde est apparue très vite comme le contrepoids à la Chine, un partenaire politique (malgré les zones d’ombre du nationalisme hindou de M. Modi, un populisme aux aspects inquiétants) et économique à la taille et à l’ambition considérables.
Cela fait un moment qu’on se pose la question de savoir si l’Inde peut remplacer la Chine (lire ma précédente chronique Hors-Normes) comme atelier du monde. Apple et son sous-traitant taïwanais Foxconn ont déjà sauté le pas en produisant en Inde une partie, encore très minoritaire mais croissante, des iPhones. L’offre de service faite par le PDG de Tata apporte la réponse. La question suivante est de savoir si on ne remplace pas un risque par un autre…
Pierre Haski est journaliste expert en relations internationales sur France et Inter et à l’Obs, ancien correspondant pour Libération en Chine. Il est Président de Reporters Sans Frontières.